Patrick Apel-Muller : « Notre ambition : l’exercice du pluralisme »

Confronté depuis longtemps à de graves difficultés financières, L’Humanité risque maintenant de disparaître. Les explications de son directeur de la rédaction, Patrick Apel-Muller.

Jean-Claude Renard  • 4 mai 2016 abonné·es
Patrick Apel-Muller : « Notre ambition : l’exercice du pluralisme »
© MARTIN BUREAU/AFP

Le 10 mars, « contraint et forcé », le président du directoire de la Société nouvelle du journal L’Humanité (SNJH), Patrick Le Hyaric, lançait « le Printemps de L’Humanité », une nouvelle campagne d’appel aux dons pour sauver le journal. Ce 21 avril, dans un cahier interne, le quotidien titrait : « Hâtez la venue du Printemps pour votre journal » et reproduisait sur une pleine page une quinzaine de unes récentes. François Hollande et son « adieu à la gauche », la nécessité du respect du « non » du peuple grec, l’état d’urgence et ses dérives sécuritaires ou encore le « coup de jeunes », dans la colère sociale. Ce -kaléidoscope entendait souligner une lourde menace : le journal, fondé par Jean Jaurès voilà cent douze ans, est en danger. Plus que cela, il pourrait disparaître d’ici à la fin de l’année, malgré une importante mobilisation de ses lecteurs. Au-delà d’un enjeu aux résonances historiques et symboliques, c’est la question cruciale du pluralisme qui inquiète et sur laquelle insiste Patrick Apel-Muller, directeur de la rédaction du quotidien.

Tiré à 52 000 exemplaires, vendu autour de 37 000, L’Humanité perd 50 centimes d’euro par numéro vendu. Quelle est la situation économique du journal aujourd’hui ?

Patrick Apel-Muller C’est une situation que connaissent tous les journaux, qui, tous, perdent de l’argent sur leurs frais -d’exploitation. À cela près que les autres sont intégrés dans de très grands groupes industriels ou financiers, émanant du CAC 40. Autant de groupes qui apportent les recapitalisations nécessaires à la poursuite de leurs activités, avec l’appui de la publicité des grandes sociétés. Ce n’est évidemment pas le cas de L’Humanité.

Nous connaissons une tension extrêmement forte de la trésorerie, avec une série de caps difficiles à passer. C’est donc toute l’existence du journal qui est menacée. Celui-ci a perdu environ un million d’euros en 2015, malgré des mesures drastiques dans l’économie du journal et dans son fonctionnement. Nous avons ainsi beaucoup réduit nos dépenses, à travers le non-remplacement de départs, la diminution du volume de piges et la limitation des reportages coûteux.

À combien s’élève aujourd’hui la campagne de dons, et combien espérez-vous pour sauver le titre ?

Plus de 5 000 personnes se sont déjà mobilisées dans cette souscription. Nous espérons aujourd’hui dépasser le million d’euros, ce qui est nécessaire pour répondre aux premières échéances financières. Mais cette campagne ne peut pas s’arrêter là. Nous insistons auprès de nos lecteurs pour qu’ils soient actifs dans plusieurs domaines, au-delà de la souscription, avec notamment un développement de l’abonnement « découverte » ; nous interpellons le champ de l’économie sociale et solidaire, les militants de gauche et les syndicalistes. Il s’agit de mettre en place un véritable bouclier populaire et démocratique autour du journal, avec une multitude très large de soutiens et une pression accrue sur les pouvoirs publics, qui n’exercent pas pleinement leurs responsabilités pour assurer le pluralisme. C’est toute notre ambition : l’exercice du pluralisme.

Ce n’est pas la première campagne de dons lancée par le journal. Comment expliquez-vous ces difficultés récurrentes ?

Un journal de lutte et de conquêtes

Le 18 avril 1904, sous la houlette de Jean Jaurès, L’Humanité publie son premier numéro. Deux ans plus tard, le quotidien connaît de graves difficultés. Des financiers se portent alors acquéreurs, à condition que le journal prenne la défense des emprunts russes. Jaurès refuse, préférant se tourner vers le mouvement syndical et social. Aujourd’hui plus que centenaire, le journal s’est toujours tourné vers les valeurs collectives, le partage des richesses, du côté des luttes sociales et des enjeux démocratiques. En 2005, souligne Patrick Apel-Muller, au moment du référendum, « il était le seul quotidien national à être en harmonie avec l’opinion publique ». Par la suite, le journal s’est porté sur les fronts culturels et contre toutes les régressions sociales, publiant encore récemment un décryptage complet de la loi El Khomri. Sur les mobilisations internationales, « L’Huma a été le premier à entrer dans Kobané, rappelle encore son directeur de la rédaction, à mettre en évidence le combat des Kurdes pour une société égalitaire », affichant par ailleurs son soutien à la Palestine ou au peuple grec. « Enraciné dans les combats d’aujourd’hui », il accompagne maintenant les « Nuits debout ».
Elles ne datent pas d’aujourd’hui ! Elles sont liées à une mutation de la presse que connaissent tous les quotidiens, avec une baisse de diffusion générale. La difficulté propre à L’Humanité, c’est qu’il ne bénéficie pas de recapitalisations, contrairement à un certain nombre de titres comme Le Monde ou Libération, rachetés par des oligarques.

En 2014, L’Humanité était en tête du classement des titres les plus aidés par l’État, avec 59 centimes par numéro imprimé. Avec la réforme des aides à la presse fin 2015, quels sont les montants perçus par le quotidien ?

C’est un calcul pervers. En réalité, nous recevons aujourd’hui quatre fois moins d’aides que Le Figaro ou Le Monde. Nous sommes à moins de quatre millions d’euros de perception, quand ceux-ci touchent près de seize millions, tout en ayant déjà le soutien important des entreprises. Ce qui demeure un paradoxe. Nous tirons le signal d’alarme depuis 2010 auprès des pouvoirs publics sur la baisse de l’aide aux quotidiens à faibles ressources publicitaires. Sachant que, depuis 2010, L’Humanité a perçu un million de moins chaque année, et que les financements profitent essentiellement aux plus riches, souvent fondés sur une aide à l’investissement. À partir du moment où vous avez peu de capacités d’investissement, vous recevez peu d’argent.

L’Humanité est l’un des derniers titres indépendants. En 2001, le journal avait ouvert son capital. Comment se compose celui-ci aujourd’hui ?

Le capital est détenu majoritairement par le personnel du journal, ses lecteurs, la société de ses amis, ses diffuseurs et par quelques personnalités qui reflètent ses soutiens, représentant une participation minoritaire.

Vous avez appelé les organisations progressistes à se mobiliser pour le journal et déclaré que toutes les contributions financières sont les bienvenues. Y a-t-il un risque de perdre le contrôle du journal ?

Il y aurait un risque si nous étions prêts à accepter la prise en main du capital par des financements extérieurs. Ce n’est pas le cas. Nous sommes ouverts à toutes les contributions qui seraient attachées à la défense du pluralisme et qui ne menaceraient pas l’indépendance du journal. Des personnalités loin de la gauche de transformation sont sans doute conscientes que le silence imposé à la parole libre et critique renforcerait les aspects les plus dangereux de la crise politique.

La menace de disparition du journal n’est-elle pas à l’image du déclin du Parti communiste ou, plus largement, le reflet de la défaite de la gauche ?

D’une certaine manière, la diffusion de L’Humanité a suivi la courbe de l’affaiblissement de la gauche dans son ensemble. Mais, aujourd’hui, il me semble que les circonstances sont meilleures quand on observe les mobilisations contre la loi travail, quand on voit le mouvement social qui reprend de la vigueur ou comment les citoyens sont à la recherche d’alternatives, par les « Nuits debout » et de multiples autres façons. L’Humanité est aujourd’hui le journal des transformations, celui qui les accompagne, celui d’une gauche progressiste. C’est un solide point d’appui pour se développer.

Tandis que L’Humanité est en danger, quel regard portez-vous sur la concentration des médias, qui n’a jamais été aussi forte ?

Il y a en effet une concordance de temps. On remarque depuis des années une stratégie portée par des financiers et les pouvoirs politiques pour mettre en place des géants de l’information directement pilotés par des groupes économiques, et ce afin de pérenniser leur domination. Entre les opérateurs et la presse, c’est une convergence qui menace le pluralisme. Internet, qui était présenté comme un espace de liberté et la possibilité d’une information alternative, vit aujourd’hui la même domination. Ce sont les groupes majeurs des télécommunications et d’intégration de l’information qui maîtrisent la toile. L’actualité, avec par exemple le regroupement de différents titres sous la bannière de SFR, nous montre bien les perspectives et les directions prises par le secteur, avec un CAC 40 qui dominerait totalement l’information, jusqu’à imposer un régime de journal unique.

Si l’heure est à la convergence, l’intégration de la presse par les grands acteurs des télécoms est particulièrement menaçante pour le -pluralisme. C’est le droit à la citoyenneté avertie qui est menacé, alors que notre monde appelle des décisions de plus en plus complexes, souvent à l’échelle planétaire. L’exercice même de la démocratie et le débat d’idées en sont entachés.

Un journal indépendant est-il encore possible aujourd’hui ?

Déjà, à la fondation de L’Humanité, Jean Jaurès disait que « créer un journal indépendant des puissances financières est difficile mais pas impossible ». Cela reste une entreprise extrêmement complexe, puisque, à ce titre, le journal ne bénéficie pas de l’aide de grands groupes. Cependant, je crois qu’il n’est pas impossible de tenir ce pari, que d’autres ont tenté. Rappelons-nous qu’il a existé une presse socialiste, ou plus proche des radicaux, des journaux d’opinion plus variés. Ils ont tous disparu.

Ce qui a fait la longévité de L’Humanité, c’est son enracinement à la fois dans les mouvements populaires et les milieux intellectuels, c’est aussi l’attachement d’une frange importante de la société à ses ambitions, à ses valeurs, au pluralisme. C’est un parcours qui a de tout temps été semé d’embûches, mais que nous avons réussi à suivre.

Le besoin d’une autre information irrigue toujours la société. L’insatisfaction à l’égard des pouvoirs politiques, des médias et de l’exercice de la démocratie est très profonde. Ses causes ne sont pas toujours identifiées, mais il existe un souhait de pouvoir exercer une citoyenneté pleine et entière. Une presse indépendante, relevant le pari d’une information riche, ouverte aux voix qui n’ont pas de voix, aux recherches d’alternatives progressistes et écologistes, a un espace de développement.

C’est tout l’enjeu désormais pour L’Humanité, L’Humanité Dimanche et L’Humanite.fr, que nous entendons relever avec tous ceux que cela intéresse dans le mouvement social, avec tous ceux qui s’interrogent sur la possibilité d’une société différente, où le partage et la mise en commun soient plus forts. Une société où l’épanouissement de chacun se marie avec l’épanouissement de tous.

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