Amérique du Sud : « La gauche a réenchanté la politique »

Quoique masquées par la crise économique, les conquêtes progressistes du continent sud-américain sont indéniables, estime Olivier Compagnon.

Patrick Piro  • 15 juin 2016 abonné·es
Amérique du Sud : « La gauche a réenchanté la politique »
© Photo : LEO RAMIREZ/AFP.

Les difficultés que traverse -l’Amérique du Sud pourraient laisser conclure que le reflux de la vague rose signe un échec des politiques de gauche menées dans ces pays depuis quinze ans. Pourtant, au-delà du bilan économique, la pauvreté a souvent reculé significativement pendant cette période, les citoyens ont repris pied en politique, et certains gouvernements ont osé rouvrir les dossiers noirs des dictatures pour faire justice aux victimes.

Peut-on parler de conquêtes sociales en Amérique du Sud au cours des quinze dernières années ?

Olivier Compagnon : Certes, toute -l’Amérique du Sud est aujourd’hui soumise à un contexte international qui lui est défavorable. La croissance économique est en panne. Pour autant, est-il justifié d’attribuer l’essentiel du redressement amorcé par le continent dans les années 2000 à la seule conjoncture faste qui a permis le déversement de flots de devises sur ces pays ? Je ne le crois pas. J’en veux pour preuve l’étude comparative que j’ai réalisée entre le Chili et le Venezuela. Le premier, conduisant une politique très modérément progressiste, n’a pratiquement pas vu baisser ses taux de pauvreté et d’inégalité sociale. Le second, sous la houlette d’un Chávez, a adopté des mesures de redistribution beaucoup plus volontaristes, qui se sont traduites par une réduction spectaculaire de la pauvreté, d’ailleurs saluée à l’étranger.

Sur ce continent, qui reste le plus inégalitaire au monde, le Brésil est parvenu, avec son plan « Faim zéro » instauré par Lula en 2003, à éradiquer la malnutrition en une demi-douzaine d’années ! Les indicateurs sont également flatteurs pour la Bolivie.

Dans plusieurs pays, la gauche au pouvoir a ainsi engagé une réelle rupture avec les politiques sociales menées auparavant. Même si les mesures prises l’ont toujours été dans l’urgence, sans se préoccuper outre mesure de leur durabilité, comme le montre le recul presque immédiat des indicateurs sociaux là où l’orthodoxie néolibérale est de retour, et en s’accommodant tant bien que mal du clientélisme.

L’arrivée au pouvoir de personnalités représentatives de classes sociales jusque-là marginales au sein des pouvoirs a également marqué cette période…

En 2002, l’élection à la présidence de Lula, prolétaire du Nordeste, est un événement politique incroyable. Moralès, en Bolivie, était le porte-voix des ethnies andines, Chávez celui des métis. Il existe une lecture en termes de classes sociales dans l’avènement de cette vague rose, que renforce l’esprit revanchard extrêmement fort qui accompagne le retour de la droite. Et même en Argentine, en apparence moins clivée socialement que d’autre pays du continent, où le nouveau pouvoir de Macri pratique une épuration dans l’administration pour chasser les « déméritants » de la période de gauche qui a précédé.

L’un des marqueurs très positifs de cette gauche latino est d’avoir « réenchanté » la politique. À la fin des années 1990, le Venezuela connaissait une profonde crise de la représentation de son personnel dirigeant. La corruption aidant, le vote n’intéressait plus personne. L’arrivée de Chávez a généré une ré-inclusion des citoyens dans le jeu politique, et le taux d’abstention a beaucoup chuté, notamment grâce au développement de la démocratie participative. Ce regain d’implication a touché aussi bien les « pro » que les « anti »-Chávez ! Les exécutifs les plus engagés ont montré que le pouvoir était capable de donner des inflexions fortes aux politiques nationales, induisant dans les esprits qu’il n’y a pas de fatalité à la domination de l’économie sur l’humain.

Des gages donnés à des populations sur lesquelles pèse encore le souvenir des récentes dictatures ?

À ce titre, autre caractéristique de ces gouvernements, plusieurs d’entre eux ont engagé un travail de justice et de mémoire sur cette période noire, au nom des valeurs de la démocratie. En Argentine, alors que des lois d’amnistie avaient été votées à la fin des années 1980 pour mettre un point final aux poursuites contre les acteurs de la dictature, le président Néstor Kirchner a eu le courage de rouvrir les procès, notamment dans les provinces, où l’impunité avait été plus forte qu’à Buenos Aires. Idem au Brésil, où le retour à la démocratie en 1985 avait été négocié avec le régime dictatorial. En 2012, Dilma Rousseff, qui a subi la torture des militaires putschistes, a instauré une « commission nationale de la vérité », laquelle a débouché sur un rapport sur les violations des droits humains et les meurtres commis pendant cette période. Les yeux se sont ouverts, dans un pays où il était communément considéré que la dictature n’avait pas été aussi terrible que chez les voisins.

Les années 2000 ont également vu les principaux pays prendre des initiatives diplomatiques nouvelles à l’échelle de l’Amérique du Sud…

C’est aussi une conséquence des changements de politique : le continent ne se conçoit plus à la remorque des États-Unis. Il s’y manifeste une volonté de le faire exister en tant qu’ensemble face à Washington – qui s’est détourné de la zone depuis quelques années, il est vrai, pour donner priorité au Moyen-Orient. Le Brésil a mené la bataille d’obstruction qui a conduit à l’abandon du projet de zone de libre-échange des Amériques (Alca). Lula a exprimé les ambitions diplomatiques de son pays, revendiquant une place de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. En vain mais, dans le mouvement, le Brésil a décroché l’organisation de la Coupe du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de 2016. D’autres initiatives ont connu une petite notoriété, comme l’Alba, qui allie les régimes les plus radicaux du continent – Venezuela, Bolivie, Équateur, Cuba, Nicaragua, entre autres.

Cet activisme géopolitique n’a-t-il pas été salutaire pour La Havane, justement ?

Indéniablement, et quoi que l’on pense du régime cubain. C’est le Venezuela, devant tout autre pays, qui l’a soutenu. Avant l’arrivée de Chávez, on donnait peu cher de la survie de l’expérience cubaine, plongée en « période spéciale » – des grandes restrictions consécutives à l’embargo économique piloté par les États-Unis –, alors que l’allié soviétique s’était effondré. Caracas a fourni au pays une aide financière essentielle, en échange de l’envoi de personnels très qualifiés – médecins, techniciens, etc. La reconnaissance, depuis 2014, par le président Obama de l’échec d’un demi-siècle de politique d’embargo pour faire plier La Havane donne un éclairage particulier à la solidarité latino-américaine qui s’est manifestée envers Cuba.

Olivier Compagnon Historien, directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), il a dirigé, avec Marie-Laure Geoffray, Amérique latine 2015-2016 (La Documentation française).

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Amérique du Sud : La gauche en panne
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