Amérique du Sud : Les raisons d’un reflux de la gauche

La crise économique n’explique pas tout. La gauche sud-américaine paie aussi sa difficulté à réformer les sociétés du continent le plus inégalitaire du monde.

Patrick Piro  • 15 juin 2016 abonné·es
Amérique du Sud : Les raisons d’un reflux de la gauche
© Photo : Fabio Vieira/FotoRua/NurPhoto/AFP.

Et le nouveau président du Pérou s’appelle Pedro Pablo Kuczynski, depuis dimanche dernier. Pour une poignée de voix, le candidat de centre droit, issu d’une élite blanche et libérale, a défait la favorite Keiko Fujimori. L’enjeu principal du scrutin était d’empêcher le retour au pouvoir du clan de son père, Alberto, président de 1990 à 2000 et aujourd’hui en prison pour crime contre l’humanité et corruption. La gauche a été battue au premier tour en avril, alors qu’Ollanta Humala, élu en 2011 sur un programme de gauche radical proche de celui d’Evo Morales en Bolivie, ne pouvait pas briguer un deuxième mandat successif [^1].

Après l’Argentine, le -Venezuela, la Bolivie, le Brésil : que se passe-t-il en Amérique du Sud ? De la déstabilisation par les urnes au retour de la droite au pouvoir, la gauche latino a perdu la main en -l’espace de six mois. La spirale négative pourrait gagner le Chili, où Michelle Bachelet affronte une contestation grandissante. En Équateur, Rafael Correa quittera le pouvoir en 2017. À l’aune des déceptions qu’il a suscitées, la couleur politique de son successeur est incertaine.

Vague rose

On s’était pourtant habitué, depuis plus d’une décennie, à saluer l’Amérique du Sud comme le plus avancé des territoires d’expérimentation progressiste de la planète. Après la sinistre période des dictatures, close au milieu des années 1980, le continent était devenu, sous l’emprise des États-Unis, le laboratoire de politiques ultralibérales : le « consensus de Washington » – État minimal, privatisations, fonte des budgets sociaux… Une « décennie perdue », un échec économique « sans équivalent depuis au moins un siècle dans la région, relève l’économiste états-unien Mark Weisbrot, codirecteur du Center for Economic and Policy Research (CEPR). Le revenu moyen par personne a connu une hausse de 5,7 % seulement de 1980 à 2000, contre plus de 90 % lors des deux précédentes décennies [^2]. »

L’élection d’Hugo Chávez à la présidence vénézuélienne, en 1998, a lancé une vague rose. En dix ans, le continent, jusque-là presque intégralement dirigé par des gouvernements de droite, a basculé « à gauche ». Une dénomination qui recouvre un large spectre progressiste, de la plus modérée des social–démocraties (Chili) à un réformisme plus volontariste (Brésil, Argentine, Uruguay) en passant par le social-libéralisme (Pérou) et l’anti-impérialisme marqué (Venezuela, Bolivie, voire Équateur).

Les ennuis de la droite revancharde

Moins d’un mois après s’être installé dans le fauteuil de Dilma Rousseff, Michel Temer, président intérimaire (centre droit) du Brésil, a déjà dû se séparer de deux ministres pourris : des écoutes révélaient leurs intentions d’entraver la justice pour exonérer leurs amis dans l’énorme scandale de pots-de-vin de la compagnie pétrolière nationale Petrobras. Dans la rue, la contestation anti-Temer s’est encore amplifiée.

Comme en Argentine, où, après six mois de présidence de Mauricio Macri (centre droit), les tarifs des services publics se sont envolés. Mais le remède libéral de cheval n’a pas réduit l’inflation. Touchant déjà 29 % de la population au départ de Cristina Kirchner, la pauvreté a aussi bondi, de cinq points au cours des trois premiers mois de 2016. « Fin de cycle pour la gauche en Amérique du Sud ? L’avenir n’est pas écrit, souligne Christophe Ventura. Depuis quinze ans, les sociétés s’y sont renforcées et montrent leur attachement à la justice sociale et à la démocratie. »

« Ces gouvernements ont été soumis à l’exigence immédiate et incontournable de répondre à une demande sociale longtemps frustrée », constate Jean-Jacques Kourliandsky, spécialiste de -l’Amérique latine à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris). Heureuse coïncidence : le renversement politique du continent est intervenu lors d’une période faste pour ses économies, fortement tournées vers l’exportation de matières premières. L’Asie – la Chine surtout – connaît alors une croissance insolente, multipliant les débouchés commerciaux pour le pétrole vénézuélien et équatorien, le gaz et le lithium boliviens, le cuivre chilien, le fer et le soja brésiliens, les céréales argentines, etc. Les cours grimpent pendant près d’une décennie, les devises rentrent, les programmes sociaux tournent à plein et la pauvreté recule significativement dans tous les pays du continent ou presque – en moyenne de 44 à 28 % entre 2002 et 2013.

Les pétrodollars, au lieu d’enrichir les élites, ont irrigué les « misiones », ces programmes sociaux lancés par Hugo Chávez dans l’éducation, la réduction de la pauvreté, l’habitat, etc. Le programme « Bolsa família » de Lula a sorti de la misère près de 40 millions de personnes au Brésil. En renationalisant les hydrocarbures, Evo Morales a donné les moyens à la Bolivie d’un essor économique et social remarquable. Comme lui, son voisin équatorien Rafael Correa (à ses débuts du moins) a porté le flambeau de populations andines méprisées depuis des siècles. Après le marasme économique et social du début des années 2000, l’Argentine a renoué, sous l’ère des Kirchner – Eduardo puis sa femme, -Cristina –, avec des politiques sociales qui ont fait la marque de fabrique de la gauche péroniste depuis l’après-guerre.

Diversification manquée

« Et puis, en 2008, une météorite tombe », raconte Christophe Ventura, chercheur associé à l’Iris sur les questions latino–américaines [^3]. C’est la crise économique mondiale, qui frappe de plein fouet -l’Amérique du Sud. La demande mondiale régresse, le cours des matières premières chute, tout comme les revenus des exportations énergétiques, minières ou agricoles du continent. « Et c’est l’extinction du moteur, sans plan de secours », souligne le chercheur. Le Venezuela illustre ce phénomène jusqu’à la caricature : le pays est depuis plus d’un siècle rentier du pétrole, qui assure 95 % de ses rentrées de devises.

Le Brésil, à l’économie plus diversifiée, a bien tenté de sortir du piège des exportations en ébauchant le développement de son marché intérieur – c’est aujourd’hui le 4e au monde pour l’industrie automobile –, « mais ça n’a pas compensé la chute des rentrées de devises », constate Jean-Jacques Kourliandsky. L’argument de l’échec économique sous-tend d’ailleurs la procédure fallacieuse de destitution engagée par la droite et les grands acteurs économiques contre la présidente, Dilma Rousseff. « Comme en Argentine, dès lors que la croissance n’a plus été au rendez-vous, les bourgeoisies locales ont rompu le pacte que la gauche au pouvoir avait établi avec elles », constate Christophe Ventura.

Inconséquence des gouvernements face au retournement de la conjoncture internationale ? Le chercheur les dédouane en partie, rappelant le poids d’une histoire qui a assigné de longue date les économies de la région à l’exportation de matières premières, « un modèle qui a façonné les sociétés locales ».

Pourtant, les États ont disposé pendant quelques années d’une capacité d’action inédite. Excédents fiscaux, balance financière et commerciale positive, simultanément : c’était totalement inédit, relève Modesto Emilio -Guerrero, analyste et ancien député du -Venezuela [^4]. C’est flagrant dans ce pays, renchérit Olivier Compagnon, directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL). « Les circonstances n’ont jamais été aussi favorables à une réorientation. Or, Chávez, avec l’intégralité du pouvoir politique entre les mains et un baril monté à 130 dollars, n’a pas saisi l’occasion de diversifier l’économie et de créer une industrie nationale. Cet échec majeur fait aujourd’hui le lit de la crise vénézuélienne. »

La période favorable s’est même caractérisée par un mouvement « régressif » : l’intensification de l’exploitation des ressources du sous-sol et de l’exportation de matières premières brutes, sans valeur ajoutée, dans la continuité du productivisme des gouvernements précédents. À l’exception du Brésil et de l’Argentine, « les gouvernements n’ont pas tiré parti de la période faste pour former les personnels techniques et administratifs qui auraient pu accompagner une diversification », reconnaît Christophe Ventura. L’Équateur a bien tenté une initiative novatrice : en échange de la non-exploitation du pétrole gisant dans le sous-sol du parc Yasuní, pour préserver cette réserve écologique où vivent des tribus indiennes isolées et épargner des émissions de CO2, le pays demandait à la communauté internationale une contribution de 3,6 milliards de dollars, soit la moitié de la rente abandonnée. Ambition isolée et délaissée en 2013 : les promesses de don atteignaient moins de 4 % de l’objectif.

C’est donc une politique économique de la « facilité » qui a prédominé, analyse Jean-Jacques Kourliandsky. « On constate un défaut généralisé de réformes structurelles. Les politiques sociales des gouvernements ont surtout consisté à redistribuer de l’argent, mesures en péril dès que les devises ont cessé de rentrer. L’Amérique du Sud est confrontée à un vrai problème : comment répondre aux attentes de populations dans le besoin tout en inventant un modèle économique durable ? » La pauvreté a certes reculé, mais guère les inégalités, dont le continent est toujours le champion planétaire. Et, avec la crise économique, les taux de pauvreté sont repartis à la hausse.

Olivier Compagnon souligne aussi la permanence de systèmes politiques viciés et clientélistes, un piège qui s’est refermé sur le Parti des travailleurs (PT) au Brésil, auquel le jeu électoral n’a jamais permis d’élire plus de 90 députés fédéraux, sur un total de 577. « Ce fonctionnement, qui oblige à des alliances contre-nature, porte en lui des gènes de corruption, analyse l’historien. Au Chili, la Constitution, dont la matrice date encore de Pinochet, confine les petits partis dans une très faible représentation et reconduit le même personnel politique au pouvoir. »

Même reproche dans le domaine de l’éducation, où la colère a suscité en 2011 des manifestations étudiantes contre la privatisation de l’enseignement. « L’ascenseur social n’existe plus au Chili, pays de la reproduction sociale des élites », poursuit Olivier Compagnon. Des carences que l’on retrouve au Brésil : si Lula a instauré une politique de quotas et de bourses pour permettre aux étudiants pauvres d’accéder à l’université, c’est un échec pour les cycles précédents, en déshérence. Dès qu’ils en ont les moyens, les parents envoient leurs enfants étudier dans le privé.

Quelle succession ?

L’analyse de la panne des gauches latinos interroge aussi la responsabilité des grandes figures politiques des années 2000, qui n’ont guère œuvré pour préparer leur succession. Nicolás Maduro, menacé d’un référendum révocatoire, est loin d’avoir les épaules pour assumer l’héritage du Venezuela sous tension laissé par Chávez (décédé en 2013). Au Brésil, s’est installée l’hypothèse du retour d’un Lula toujours très populaire, dans le but de répliquer, lors de la prochaine présidentielle, à la possible destitution de Rousseff (verdict définitif à l’automne). Pourquoi pas aussi le rappel du revenant Ricardo Lagos pour sauver la gauche chilienne ? Les Kirchner ont payé l’usure du pouvoir en Argentine. Pour se prolonger au-delà de 2020, Morales a tenté (en vain) de faire sauter le verrou constitutionnel limitant le nombre des mandats présidentiels. Si Correa y est parvenu, il a renoncé à en tirer profit pour sa propre carrière. Mais qui pour lui succéder ? Et surtout avec quel nouveau projet de gauche capable de dépasser les limites d’une décennie de politique qui se voulait réellement progressiste ? Une question généralisable à l’ensemble du continent.

[^1] Humala a par la suite dérivé vers le libéralisme, accusé même de corruption.

[^2] The Nation, 10 mai.

[^3] Auteur de L’Éveil d’un continent. Géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe, Armand Colin, 2014.

[^4] cadtm.org.

Monde
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Amérique du Sud : La gauche en panne
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