Didier Eribon : Retour critique

Didier Eribon poursuit son exploration des conditions d’une socio-analyse, dans la lignée de Retour à Reims.

Olivier Doubre  • 8 juin 2016 abonné·es
Didier Eribon : Retour critique
© Photo : Patrice Normand/Opale/Fayard.

Avec son magnifique Retour à Reims, paru en 2009, Didier Eribon a acquis une notoriété bien plus grande que celle due à ses ouvrages de sciences sociales. Rapidement publié en collection de poche, adapté au théâtre, ce livre très personnel fut trop souvent classé parmi les « autobiographies », alors qu’il s’agissait d’une « auto-analyse », ou plutôt d’une « socio-analyse ».

Retour à Reims s’efforçait en effet de réinscrire la trajectoire individuelle de l’auteur dans les déterminismes collectifs qu’eut à surmonter ce fils d’ouvriers rémois devenu journaliste, parisien, gay et engagé, avant d’être sociologue et philosophe à part entière. Son analyse des multiples formes de domination – et de résistance – au sein du monde social se plaçait délibérément dans la lignée de Pierre Bourdieu et de son Esquisse pour une socio-analyse (2004), où le sociologue revenait, dans un effort de réflexivité, sur sa formation, la rupture avec ses origines modestes et ses engagements intellectuels.

Fidèle à la démarche bourdieusienne, Didier Eribon a déjà eu l’occasion d’explorer la « face théorique » de sa première analyse socio-biographique [^1]. Dans ce nouvel ouvrage, dense, composé d’interventions dans des colloques largement remaniées, on note l’exigence d’une interrogation fouillée sur les conditions d’élaboration et la mise en pratique d’une pensée critique sur la « formation du sujet », de son identité, et sur les possibilités d’une auto-analyse.

« Qui parle ? » C’est « la question centrale ici », selon l’auteur, dès le premier texte. Il s’agit de s’adresser au monde, donc de se situer dans le monde social, face au monde social. L’individu ne se conçoit pas seul. Convoquant Sartre, mais plus encore Jean Genet et Violette Leduc, Eribon souligne que « tous, nous vivons, consciemment ou non, avec, logé en notre esprit, en notre cœur, un “instant fatal”, dans et par lequel le monde nous a révélé ce que nous sommes aux yeux des autres, nous a situés dans l’espace social, avec ses valeurs, ses normes, ses hiérarchies… » Un « événement », quand « la nomination, l’interpellation, l’injure » prononcées donnent à l’individu « une appartenance sociale ».

Cette socio-analyse implique pour l’auteur de refuser l’approche psychanalytique, pour lui forcément « familialiste, masculiniste, hétérosexiste, européocentriste et, en tout cas, individualisante », afin de « ne pas désocialiser, déshistoriciser et donc dépolitiser l’analyse au niveau de l’individu ou d’un collectif ».

Ces Principes d’une pensée critique se révèlent précieux pour la compréhension de notre être-au-monde, sans laquelle aucune personne, dans son individualité, voire sa solitude, ne peut se situer et se construire. Ils permettent également à Didier Eribon d’explorer plus profondément encore sa condition de « transfuge » ayant rompu avec sa classe d’origine, dont « le monde où il se trouve lui rappelle à chaque instant que le monde d’où il vient était différent ». Un livre essentiel, aux divers sens du terme.

[^1] Dans La Société comme verdict (Fayard, 2013), comme le soulignait Christophe Kantcheff dans Politis n° 1262 (18 juillet 2013).

Idées
Temps de lecture : 3 minutes