Juge et bourreau et sosie

Quels sont les ressorts idéologiques de la parole de Manuel Valls ? Une analyse d’Alexandre Pierrepont, anthropologue, spécialiste des musiques afro-américaines comme institution sociale alternative.

Alexandre Pierrepont  • 3 juin 2016
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Juge et bourreau et sosie
© Photo : Nikos Libertas / SOOC

Sans me faire plus naïf que je ne suis, j’avoue ne pas toujours comprendre où veulent en venir certains textes bien intentionnés qui circulent ces jours-ci et qui déplorent que les gouvernants gouvernent de la seule manière qu’après tout ils connaissent, afin de protéger les intérêts de leurs puissants protecteurs. Comme s’ils allaient faire autre chose (servir le peuple, par exemple). Ou qui déplorent que les forces de l’ordre exercent la force pour maintenir l’ordre. Comme si elles allaient faire autre chose. Que la plupart des médias recouvrent davantage qu’ils ne découvrent, et que l’action de la justice ne s’éteigne jamais dès lors qu’il s’agit de punir celles et ceux qui ne croient plus en son action dans le domaine social, l’épicentre. Comme s’ils allaient faire autre chose. Comme si les enseignements de l’histoire, le talisman de l’histoire que l’on invoque pourtant à tort et à travers dernièrement, et des innombrables luttes menées depuis le 19ème siècle au moins, ne nous avaient pas préparé au combat qui se mène et qui en prolonge tant d’autres…

Comme si on n’aspirait pas très concrètement et très significativement, confusément et passionnément, et c’est tant mieux, à un autre monde, un autre contrat social, une nouvelle déclaration des droits de l’homme, un bouleversement du paradigme civilisationnel, chacun cochera… et que les administrateurs de ce monde-ci le prenaient en définitive assez mal.

Voilà pourquoi je ne déplore pas les mensonges et les manipulations des grandes têtes molles de l’hydre. Au contraire : je les appelle de tous mes vœux. Je me délecte de cette fabuleuse déclaration de Manuel Valls : « L’idée d’un conflit frontal, c’est vieux, c’est ancien, c’est conservateur. Prendre ainsi en otage les consommateurs, etc. » Je frémis d’aise autant que de malaise quand l’homo politicus feint d’être scandalisé par un mouvement social qui ne joue pas son jeu, dans le temps et les limites imparties, et qu’il croit pouvoir opérer de tels renversements, par le langage déjà, avec la sincérité, la conviction et la détermination qui conviennent aux palotins. C’est vieux, c’est ancien, c’est conservateur : notons la répétition de la plus bornée des locutions, censée nous indiquer que l’homo politicus ne fait pas ici de grandes phrases, qu’il nous parle subitement avec le cœur, qu’il parle même comme nous tous qui n’avons pas de conseillers en communication. Notons la scansion, l’usage récurrent de la règle de trois, avec une légère redondance et une légère graduation entre les termes, puisque les conseillers en communication ne sont pas sans connaître les vertus incantatoires de la litanie. J’applaudis à la performance qui consiste à crânement présenter une lutte syndicale et populaire comme l’exact contraire de ce qu’elle est. « C’est vieux, c’est ancien, c’est conservateur »_. Et c’est lâche, c’est indigne, c’est misérable_ [Non, pas « misérable » : éviter d’évoquer la misère]_, c’est révoltant_ [Bien ça, « révoltant » : il faut priver les insoumis du monopole de la colère]. C’est-à-dire que le peuple ou ce qu’il en reste se montre toujours courageux quand il suit fidèlement son gouvernement pour faire face à l’épreuve et relever les défis du monde de demain ; il trahit toujours son arriération, sa pusillanimité et ses crispations, quand il lui résiste, quand il résiste à ses réformes audacieuses qui sont, bien sûr, tout sauf vieilles, anciennes et conservatrices, puisqu’elles s’engagent sur la voie périlleuse mais ô combien gratifiante du « changement« .

Lorsque Manuel Valls utilise de tels arguments, avec aussi peu de désarmante spontanéité que le laisse à penser son langage parlé suréquipé, quel est son objectif ? Il ne suffit pas de lui prêter la mauvaise foi et la morgue des puissants pour tout expliquer. Je ne me demande pas (en affectant d’être choqué à mon tour) : comment peut-il dire ça ? Je me demande plutôt : pourquoi dit-il ça ? Diviser pour mieux régner, certes, mais de quelle division se sert-il en l’occurrence ? Que vise-t-il à susciter chez celles et ceux qui l’écoutent encore et qui pourraient se montrer sensibles au langage qu’il leur tient à peu près ?

Car dire ce qu’il dit est très certainement fait pour toucher une croyance commune, pour mobiliser quelque chose du côté du sens commun. Quelque chose – appelons ça un micropouvoir – qu’il nous appartient dès lors de localiser et de désamorcer en nous.

Ce qui est « vieux, ancien, conservateur, ce serait « contreproductif ». Ou plutôt, ça a son importance aux endroits prévus à cet effet, en tant que patrimoine à valoriser et rabâcher, mais ça ne sert à rien dans la gestion des affaires courantes, dans la vie « réelle » (il y a donc une vie « réelle »). Ça refuse le progrès (qu’incarne par nature ou vocation un gouvernement « socialiste »). Ça refuse d’aller de l’avant, les sacrifices et les réformes nécessaires / indispensables / obligatoires. Parce que le sens de l’histoire, de l’humanité, de la vie peut-être, est toujours devant. Là, devant, au-delà. Là-bas, vous ne voyez pas ? Puisqu’on vous le dit ! Vous le sentez ou le savez bien, d’ailleurs… Là-bas, là où le continuel enrichissement des puissants protecteurs de Manuel Valls et des gens de son espèce finira par profiter au plus grand nombre (ou aux plus méritants). Et ceci n’est pas une croyance. C’est prouvé, c’est établi, c’est scientifique. Il suffit d’attendre, de travailler et d’avoir confiance.

Au besoin, la Harvard Business Review vous le confirmera dans son dernier hors-série : « Le must de l’innovation – Dix thèses révolutionnaires pour s’adapter à un monde en mutation ». Vous voulez être innovant dans un monde de plus en plus compétitif, n’est-ce pas ? Vous aimez ça, l’innovation, l’épice ou la poudre de l’innovation ? Vous savez que le monde est en pleine mutation et que ne pas s’adapter, c’est mourir. S’adapter, c’est un must, c’est révolutionnaire, ce n’est pas conservateur…

Dans un autre registre, complémentaire, on peut essayer de comprendre à quelles fins quelqu’un comme Manuel Valls, qui s’apprête à se soulager de l’étiquette « socialiste » (ce n’est plus qu’une question de temps, le temps de s’assurer quelques ralliements pour une saine reconfiguration des vrais partis de gouvernement), mais qui se veut quand même le défenseur de certaines valeurs dites républicaines, parce que ça reste un argument vendeur, ressert sereinement l’expression pas encore usée jusqu’à la lie (mais ça va venir aussi) et qui, vous le sentez ou le savez bien d’ailleurs, nous terrorise tous : « prendre x en otages »…

Pour trouver comme premières victimes : les consommateurs. Pas le peuple, pas les citoyens, pas les électeurs, pas même les individus, non : les consommateurs. Comprenez que Philippe Martinez et ses Homo Erectus menacent de « prendre en otages » : a) la ménagère de moins de cinquante ans ; b) l’androïde hipster ; c) Emmanuel Macron et ses costards. S’ils entendent l’appel du 24 mai 2016, les consommateurs de France, Sapiens Sapiens soucieux d’évoluer, doivent se lever comme un seul homme ou ce qu’il en reste pour défendre leurs produits, leurs codes-barres et leurs algorithmes. Une France dynamique, une France entreprenante, une France prospère. Sans doute parce que la politique actuelle du gouvernement, qui est tout sauf vieille, ancienne et conservatrice, puisqu’elle est socialiste – on ne le répètera jamais assez – est la conséquence logique et la synthèse raisonnée du marxisme économique délivré de sa barbante barbarie, du libéralisme tempéré comme la gamme ou le clavier, et du message éternel des Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon. Et que seuls les pires (qui sont les derniers) esprits obscurantistes refusent l’évidence.

On peut aussi rester convaincu que Manuel Valls et les siens ne méritent jamais que ça, un conflit frontal.

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