Le manège des affairistes

Robin Renucci monte Le Faiseur de Balzac comme un tourbillon féroce et brillant.

Gilles Costaz  • 22 juin 2016 abonné·es
Le manège des affairistes
© Éric Facon

Dans le monde du théâtre subventionné, la mission des Tréteaux de France est l’une des plus belles et des plus ingrates. Elle se déploie beaucoup dans l’obscurité : les -Tréteaux vont jouer dans des villes, villages et campagnes où le théâtre est un art presque oublié. Dotés du statut et des moyens d’un Centre dramatique national itinérant, ils irriguent le territoire en successeurs du capitaine Fracasse et s’adressent à un public populaire pour qui le théâtre est autant un langage forain qu’un art littéraire.

Fondée et dirigée par Jean Danet, reprise ensuite par Marcel Maréchal, l’entreprise a été confiée, il y a cinq ans, à Robin Renucci. Comédien connu, Renucci déteste la course à la notoriété. Fidèle à l’enseignement moral et citoyen qu’il a reçu dans sa jeunesse, à l’intérieur des mouvements lancés par le ministère de la Jeunesse et des Sports d’alors, il se soucie d’éducation populaire et de mise en lumière du répertoire, sans mettre de côté la création de textes d’auteurs nouveaux.

Voilà quand même Renucci et les Tréteaux à Paris, à l’Épée de bois, en plein cœur de la Cartoucherie, pour la représentation de plusieurs spectacles et une série de rencontres autour de questions comme la transmission du savoir ou l’image du monde du travail sur nos scènes. Robin Renucci jouait lui-même Arnolphe dans L’École des femmes de Molière, qui ouvrait le cycle et qu’il avait mis en scène. Il vient de mettre à l’affiche (et en scène) Le Faiseur de Balzac, qui bénéficie d’une série de représentations un peu plus longue.

Le Faiseur, quel bon choix ! On avait vu la pièce montée d’une manière trop joueuse il y a deux ans par Emmanuel Demarcy-Mota. Les autres références, dans un passé encore proche (rares sont sans doute ceux qui ont pu voir ce drame mis en scène par Jean Vilar en 1957), sont les interprétations de Michel Aumont à la -Comédie-Française et de Jean-François Balmer dans le circuit privé. C’étaient des visions bourrues et bienveillantes du personnage central.

Le protagoniste, Mercadet, est un faux bon père de famille. Il est « faiseur », c’est-à-dire qu’il fait des affaires, achète, revend, emprunte. Cet aventurier de la finance et de la spéculation veut marier sa fille à un aristo plein aux as et fait croire à ceux dont il vide les poches qu’un ami, en train de faire fortune aux Indes, va revenir rembourser ce qui a été emprunté. (Cet ami s’appelle Godeau et on l’attend : est-ce une source d’En attendant Godot, de Samuel Beckett ? On l’a beaucoup dit. Pas sûr !) Au bord du gouffre, Mercadet s’en sortira.

Renucci met autant en scène le capitalisme en marche que le grand nombre de personnages en jeu. Son esthétique rappelle plus Gavarni que Daumier : les costumes colorés sont bouffants et bouffons ; ils évoquent les métiers et les différences sociales. Le style de jeu adopté est sec, à la différence de l’interprétation bonhomme généralement choisie (car la pièce, passionnante, n’en est pas moins un mélo). Bruno Cadillon incarne un Mercadet athlétique, tantôt droit dans sa puissance bagarreuse, tantôt secoué par des tics qui révèlent les ridicules de cet ambitieux.

La vitalité de l’acteur et de ses partenaires nous emporte, bien que ce manège des affairistes tourne à la vitesse implacable d’une mécanique. C’est une brillante et féroce gravure animée, sans ouverture vers la douceur ou la bienveillance.

Théâtre
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