Pater non austère

Toni Erdmann, de l’Allemande Maren Ade, associe une charge contre la mondialisation à la chronique des rapports complexes entre une fille et son père. Une merveille de drôlerie et de sensibilité.

Christophe Kantcheff  • 20 juillet 2016 abonné·es
Pater non austère
© Photo : DR

Plusieurs semaines après la fin du Festival de Cannes, où il était en compétition, on se demande encore comment Toni Erdmann, troisième long métrage de -l’Allemande Maren Ade, a pu en repartir bredouille. Voilà une œuvre qui, par le biais d’un comique inénarrable, associe une charge contre la mondialisation délétère à la chronique d’une relation compliquée entre une fille et son père.

En outre, Toni Erdmann a le caractère accueillant des films qui réservent une place à leur spectateur : plus on le fréquente, plus on est saisi par la sensibilité derrière une certaine rudesse, et plus on aime se trouver en compagnie de ses deux principaux personnages, interprétés avec un brio impressionnant par Sandra Hüller (Ines) et Peter Simonischek (Winfried).

On dit que les chiens ne font pas des chats. Voire. On peut difficilement faire plus dissemblables qu’Ines et son père. Habillée selon la convention rigoriste de la culture d’entreprise, en veste et pantalon sombres, tout absorbée par son travail, Ines est consultante auprès d’un groupe pétrolier installé en Roumanie qu’elle est en charge d’aider à délocaliser. Son père, dont elle réprouve les « idées écologistes », sans doute doté d’une petite retraite, qui donne quelques leçons de piano et accepte des petits boulots comme celui d’accompagner des élèves pour une fête de fin d’année, est porté sur les gags potaches, tournant en dérision nombre de situations avec un faux dentier.

C’est peu de dire qu’ils ont de l’existence une approche opposée. Ines ne semble laisser aucune place aux sentiments. Elle a des -rapports sexuels plus qu’une relation amoureuse avec un de ses collègues – forcément quelqu’un de son univers. Au maximum d’un ridicule refroidissant, Ines demande à celui-ci d’éjaculer sur des petits fours qu’elle va ensuite manger : la seule « fantaisie » qu’elle s’autorise est glaçante. Winfried, lui, est un homme vieillissant dont on sent la solitude peser sur les épaules. Sa fille n’a jamais le temps de venir le voir. Il vit avec un chien hors d’âge qui meurt au début du film. La scène est traitée pudiquement – la cinéaste a cette délicatesse de laisser poindre les émotions plutôt que de les exhiber : c’est au second plan que Winfried découvre le petit corps sans vie de l’animal, puis l’homme s’écarte plus loin encore, courbé sous la peine.

Dans la séquence suivante, on le retrouve à Bucarest, où il s’est rendu à l’improviste pour voir si sa fille mène une existence heureuse. C’est en Roumanie que se déroule la quasi-intégralité du film. Là, afin de pouvoir suivre Ines, Winfried s’invente un personnage dont il endosse l’identité variable, souvent en s’adjoignant une improbable perruque aux cheveux longs et bruns. Il est tour à tour un coach roumain, un observateur en industrie pétrolifère, ou même l’ambassadeur d’Allemagne. Et ça marche : il entre dans la vie professionnelle de sa fille !

La fiction – en l’occurrence un plaisant subterfuge, certes pas toujours très fin ni même crédible – désarme la rationalité des rapports stratégiques à laquelle ceux du monde « performant » se soumettent. La fille joue le jeu, même si son père lui apparaît souvent comme un boulet – ils se retrouvent d’ailleurs pendant un temps attachés par des menottes, un des « ustensiles » ludiques de Winfried, dont il a égaré la clé.

La subversion sociale ou politique par le burlesque : la leçon est connue. Toni Erdmann l’exploite avec bonheur. Mais le film exclut le systématisme, s’ouvre soudain à un moment d’humanité sans détour, mais toujours avec pudeur. Comme lorsque Winfried, pris d’un mal de ventre alors qu’il est en visite dans une usine vouée à la fermeture sans que les ouvriers le sachent, est invité par l’un d’eux à disposer des toilettes dans sa modeste maison toute proche. Un geste simple, dans une situation prosaïque, qui se double d’un don de pommes de l’ouvrier à Winfried. Celui-ci est touché au cœur, pour une fois sans répartie blagueuse, à son tour désarmé, parce qu’en l’occurrence il n’a nul besoin de se confronter à l’autre. Par ailleurs, la cinéaste donne à sentir la fragilité d’Ines, son amour rentré pour son père, qu’elle ne parvient pas à exprimer, sinon par des gestes avortés, des larmes que personne ne voit.

Le film chemine sur une ligne de crête entre la comédie (ou le drame) que l’on se joue, aussi bien entre le père et la fille que dans l’univers des capitalistes « modernes », et la vérité intime. Mais Maren Ade chasse les faux-semblants et opte pour l’opération de décapage : elle dénude, au propre comme au figuré, ses personnages. Dans une hilarante scène d’anthologie, elle fait éclater les codes sociaux entre les collègues du cabinet de consulting. Tandis qu’Ines se retrouve dans une réception, à l’instigation de son père, à interpréter une chanson de Whitney Houston, dont les paroles, naïves mais opportunes, qu’elle crie comme par désespoir, la foudroient : « Let the children’s laughter remind us how we used to be (“Laissez le rire des enfants nous rappeler comment nous étions avant”) […] Learning to love yourself, it is the greatest love of all (“Apprendre à s’aimer soi-même, c’est le plus grand de tous les amours”). »

Il arrive que les chats fassent des chiens. Mais comment peuvent-ils s’aimer ? Que se transmettent-ils ? Finissent-ils par se ressembler ? Toni Erdmann, au scénario (signé Maren Ade) et à la mise en scène toujours inspirés, se déploie autour de ces questions abyssales et simples, avec une légèreté proportionnelle à sa profondeur. Une merveille.

Cinéma
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