Quai Branly : une histoire dans l’histoire

Dix ans après son ouverture, retour sur un musée voulu par Jacques Chirac et marqué par les polémiques. Un espace à la fois traditionnel et rattrapé par des interrogations postcoloniales.

Jean-Claude Renard  • 20 juillet 2016 abonné·es
Quai Branly : une histoire dans l’histoire
© Manuel Cohen/AFP

Dix ans déjà ! Le 23 juin 2006, le Musée du quai Branly ouvrait ses portes, dans un bâtiment imaginé par Jean Nouvel, le long de la Seine, entre la tour Eiffel et le pont de l’Alma. À côté d’une exposition articulée autour des îles Marquises et de la culture de l’archipel polynésien, traversée par une foule d’écrivains, de peintres et de musiciens actifs dès le XIXe siècle, le musée célèbre son anniversaire avec un portrait de Jacques Chirac, sous l’angle de son rapport passionnel à l’Asie (en particulier le Japon), de son intérêt plus ou moins méconnu (du grand public) pour les arts précolombiens et de son attachement à la valorisation des cultures.

Jacques Chirac ? Et pour cause : c’est lui qui est à l’origine du Quai Branly, inauguré un an avant la fin de son second mandat, donc en 2006, et à qui, une décennie plus tard, on consacre une exposition : Jacques Chirac ou le dialogue des cultures. Aujourd’hui, le musée a son rythme de -croisière. Un budget annuel d’environ un million d’euros, une collection permanente riche de 300 000 œuvres d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des -Amériques, ponctuellement des spectacles et des conférences, des soirées festives et musicales destinées aux jeunes, des dispositifs hors les murs à l’hôpital, en prison et en banlieue parisienne (Cergy-Pontoise, Clichy–Montfermeil et -Clichy-sous-Bois, en attendant Évry) pour attirer d’autres visiteurs, proposant des petites expos ou des ateliers à un public qui s’interroge sur ses racines, interpellé par les œuvres présentées.

Branly, ce sont surtout huit à dix expositions temporaires chaque année, des exercices libres tournés vers l’altérité. C’était le cas avec une exposition « Tarzan » montrant comment l’Amérique des années 1930 avait réinventé une Afrique qui n’existe pas, ou Exhibition, relatant comment le racisme s’invente à travers les zoos humains.

« Un choix éditorial éclectique qui permet de varier les publics et d’attirer ceux qui se sentiraient exclus du musée, dit Hélène Fulgence, directrice du développement culturel. Celui qui vient voir une exposition sur les Maoris ou les Kanaks n’est sans doute pas celui qui visite Tatoueurs, tatoués ou Cheveux chéris_, qui traitait du rapport à la chevelure dans les différentes cultures. »_

« L’ethnologie peut vous surprendre ! » Tel est le credo de ce musée né au forceps. Qu’on se souvienne : sitôt élu, en 1995, suivant ses passions, Jacques Chirac décide de créer « son » musée (après Pompidou et son centre Beaubourg, Giscard -d’Estaing et son musée d’Orsay, ou -Mitterrand et son Grand Louvre et sa bibliothèque), un lieu de « reconnaissance des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Arctique, d’Océanie et des Amériques ». Sur le coup, il est conseillé par Jacques Kerchache, sulfureux collectionneur, au cœur du marché de l’art, orchestrant la pluie et le beau temps sur les valeurs et faisant exploser le prix de ses pièces. Pour beaucoup, alors, si l’on voit dans ce projet le fait du prince, profitant de l’argent de l’État, cette volonté de créer un musée s’inscrit néanmoins dans un temps où les arts premiers sont peu visibles en France, où les cultures non occidentales sont peu reconnues.

D’emblée, il est convenu que les collections seront puisées dans les fonds du Musée de l’homme (au Trocadéro) et du Musée des arts d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie (MAAO). La méthode ne plaît pas à tout le monde : on déshabille ici pour rhabiller là. Surtout, si l’on devise sur le transfert des -collections, on évite de rappeler que la plupart de celles-ci sont issues du pillage organisé par une France colonialiste. « C’est quand même un musée qui prolonge la grande histoire du pillage colonial en le faisant lui-même pour sa propre histoire, relève un spécialiste. Sans compter qu’en créant un musée des arts premiers on évite de réaliser un musée de l’histoire coloniale. Alors, pour calmer les débats, on crée la Cité de l’histoire de l’immigration. »

Depuis, le musée s’est employé à enrichir sa collection en complétant des ensembles, acquérant des pièces exceptionnelles, ou renforçant des thématiques. Plus curieux, ou cocasse, on y trouve aussi des pièces qui ont été récupérées ou retrouvées, datant de vols au Musée de l’homme et mises en vente sur le marché ; des œuvres dérobées, encore, et parfois restituées par La Poste !

Outre la constitution du fonds, le budget initial du musée, en 2006, a aussi suscité une polémique. Il était prévu à 150 millions d’euros, comprenant la construction du bâtiment, l’aménagement et le traitement pendant quatre ans des collections et leur transfert. Au bout du compte, le montant s’élèvera à 190 millions. Quarante millions de plus ! Autre polémique : il s’agirait pour certains d’un musée passéiste. Une accusation vite balayée. « Branly n’a pas été et n’est pas un musée du passé, n’entend pas faire l’apologie des colonies, dit Nathalie Mercier, à la direction de la communication. C’est un musée actuel qui trace un lien entre le présent et l’histoire, un lien vivant entre le passé et la mondialisation, la globalisation. » L’appellation d’un « musée des arts premiers ou primitifs », en opposition à un art occidental qui serait plus abouti, fait aussi débat, opposant spécialistes et puristes. En conséquence, le musée a pris un non-nom, se décrivant comme « musée des civilisations des arts d’Afrique, d’Océanie et des Amériques ».

L’établissement a donc aujourd’hui 10 ans, ayant enchaîné nombre de succès publics. Avec une certaine curiosité, sinon un paradoxe, pointe Pascal Blanchard, historien, spécialiste de l’empire colonial français, commissaire avec Lilian Thuram de l’exposition consacrée aux zoos humains, Exhibition : « D’abord très classique, le musée – vu son public, le monde qui nous entoure et la demande sociale – a été obligé, de facto, de devenir un musée postcolonial, précisément parce qu’il n’existe pas en France de musée de l’histoire coloniale. C’est ce qui explique sa programmation duelle, bicéphale, entre conservatisme et expositions thématiques remarquables, qu’il est le seul en France à proposer. On ne peut donc pas se plaindre de ce qu’il est obligé de faire pour correspondre aux attentes actuelles : il n’a pas eu le choix. Branly, ce sont donc deux musées en un ! L’un traditionnel, l’autre interpellant la société sur des questions postcoloniales. C’est ce qui fait le succès de ce musée, alors qu’il n’a pas été pensé ainsi au début. »

Politique culturelle
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