FSM : Les avancées de Montréal

Le premier FSM tenu dans un pays du Nord a été marqué, entre autres, par la mobilisation des jeunes, la forte présence des femmes aux tribunes et la voix des communautés autochtones.

Patrick Piro  • 24 août 2016 abonné·es
FSM : Les avancées de Montréal
© Photo : Patrick Piro.

Premières personnalités distinguées au Forum social mondial (FSM) de Montréal : les absents. Parmi eux, quinze des seize Népalais attendus, plusieurs Palestiniens, des Africains en nombre, dont Aminata Traoré, ex-ministre de la Culture du Mali et figure de l’altermondialisme : visas refusés.

Parmi les deux mille ressortissants d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie qui avaient reçu leur invitation au forum de Montréal (du 9 au 14 août), des centaines n’auraient pas pu s’y rendre, refoulés par les autorités consulaires canadiennes de leur pays. En dépit pourtant de contacts précoces pris par les organisateurs québécois avec le gouvernement de Justin Trudeau, élu en novembre 2015 et dont la réputation libérale tranche pourtant avec le conservatisme exacerbé de son prédécesseur, Stephen Harper. « Nous avons fait tout ce qui était dans nos possibilités », plaide Raphaël Canet, l’un des coordinateurs de la rencontre. « Les organisateurs n’ont rien à se reprocher, la question des visas est un combat qui doit interpeller tout le forum », convient aujourd’hui Francisco Marí, de l’ONG allemande Brot für die Welt (« Du pain pour le monde »). Lors du dernier FSM, à Tunis, en mars 2015, il s’était opposé à l’organisation d’une édition dans le Nord – en raison précisément du risque d’une sous-représentation du Sud.

Pendant cinq jours, le forum a distillé son alchimie dans une ville ensoleillée où les passants s’arrêtaient volontiers à l’invitation des centaines de bénévoles pour se laisser expliquer de quoi il retournait : 35 000 participants, plus d’un millier d’ateliers et de débats, des dizaines d’événements culturels pour imaginer un « autre monde possible ». Plusieurs rassemblements thématiques se tenaient en parallèle, rendez-vous régulier pour les forums mondiaux « des médias libres », « des parlementaires », ou espace « théologie et libération » – un endroit reliant les spiritualités aux défis planétaires, qui a attiré quatre cents personnes.

Premier test, le défilé d’ouverture. C’est une marche bon enfant qui avale rapidement le parcours entre le parc La Fontaine et la place des Festivals. Montréal n’est pas Porto Alegre, siège de premiers FSM vitupérants baignés d’une forêt de drapeaux rouges brandis par les syndicats et les partis d’extrême gauche. Les organisateurs soufflent de soulagement : plus de 12 000 participants à cette marche d’inauguration, « c’est une petite performance, ici ».

Des mouvements sociaux pris dans la politique

Avec cette édition canadienne, les cadres du FSM lorgnaient du côté de la frontière sud, espérant une présence visible des groupes états-uniens. Mais leur participation est restée limitée. Explication de Cindy Wiesner, directrice de Grassroots Global Justice, qui lutte dans vingt États du pays pour les droits des plus défavorisé : « La situation politique est exceptionnelle, les mouvements sociaux américains sont accaparés par la mobilisation électorale de la présidentielle de novembre et la montée des incidents à caractère racial. La normalisation des idées du candidat Donald Trump, sexiste, patriarcal et criminalisant les musulmans, entre autres, aura des conséquences durables dans notre société. »

Emma Sandoval, jeune militante du Southwest Organizing Projet d’Albuquerque (Nouveau-Mexique), a choisi d’aller voter, cette fois-ci, « tant les valeurs de Trump sont aux antipodes des nôtres – le cœur, la solidarité, l’accueil. Les pauvres, les personnes de couleur, les femmes ont le pouvoir de décider, mais ils participent insuffisamment aux élections ».

Hilary Clinton, liée aux pouvoirs économiques et financiers, n’est pas pour autant la candidate des mouvements sociaux, dont une partie se console mal d’avoir vu Bernie Sanders écarté de la course à l’investiture démocrate. « Mais gardons-nous de véhiculer des illusions auprès du public de gauche, car même Sanders n’a pas sérieusement parlé de socialisme, avertit Kali Akuno, du mouvement Cooperation Jackson_. Nous allons devoir trouver quel est notre espace dans les mois à venir. »_

Les syndicalistes des grandes centrales québécoises sont présents – mais très peu sont issus d’autres provinces, conséquence du clivage culturel entre territoires francophones et anglophones du Canada. À leurs côtés, les mouvements altermondialistes, féministes et environnementalistes, les ONG de solidarité internationale, les défenseurs d’une juste retraite, de l’éducation pour tous et des services publics, les paysans de la Via Campesina, les mouvements pour la paix, les appuis aux migrants.

Les soutiens à la cause palestinienne, via la campagne BDS de boycott d’Israël, sont en bonne place. Une douzaine de représentants sahraouis rappellent qu’ils revendiquent toujours l’indépendance de leur territoire. De place en place, un groupe de Brésiliens hurle « Fora Temer » (« Dégage, Temer »), à l’intention du président qui a pris le pouvoir au Brésil en mai dernier par un coup d’État parlementaire. En tête de cortège, des représentants des Nations premières [1] du Canada, Natives des États-Unis, Indígenas du Pérou, de Bolivie ou du Mexique.

« Bienvenue sur l’île de la Tortue, territoire non cédé ! » Tel est le nom donné par les autochtones à l’Amérique du Nord. À la tribune, Stewart Junior, de la nation Mohawk, accueille par ces paroles le FSM de -Montréal, ville bâtie sur le fleuve Saint-Laurent en territoire « canadien », auquel ses premiers habitants n’ont jamais accepté de renoncer depuis la colonisation européenne. « Veuillez vous comporter avec le plus grand respect à l’égard des peuples que vos ancêtres ont bafoués ! Pour rétablir les équilibres planétaires et réparer ce que vous avez détruit, une seule solution : il faut casser la domination masculine et rendre l’autorité aux femmes. »

Mettre à bas le patriarcat et le racisme, retrouver le respect et sauver la planète en péril… En ce 9 août, Journée internationale des peuples autochtones, la vision du leader mohawk est pleinement en phase avec celle des altermondialistes « blancs ». L’opposition de ces derniers à l’extractivisme forcené, qui a gagné une forte visibilité avec les enjeux du dérèglement climatique, est en accord avec les luttes autochtones : les ressources souterraines de ces vastes territoires peu peuplés attirent partout dans le monde les compagnies pétrolières, gazières et minières. Chickadee Richard, forte voix de la nation Anishinaabe, dans la province canadienne du Manitoba, interpelle -l’assistance. « Nous sommes en première ligne de la catastrophe planétaire. Et vous, où êtes-vous ? Venez voir sur nos territoires comment ça se passe, ces oléoducs, ces forages. Formez-vous à tous ces problèmes, ils ne concernent pas que les autochtones ! » Antonia Rodriguez Medrano, figure historique des luttes quechua en -Bolivie, bondit de sa chaise. « Nous défendons la Pachamama, notre terre à tous ! »

Vendredi 12 août, à la tribune d’une -session consacrée à la défense de la Terre-mère par les peuples autochtones, cinq intervenantes. Un choix délibéré ? « Non, c’est parce que les femmes sont le plus souvent en pointe sur ces mobilisations, en défense de la santé de la planète et de leurs communautés », constate Lana Goldberg, qui coordonne des actions de formation au sein de Greenpeace à Toronto. « Nous sommes les “porteuses d’eau”, résume Vanessa Gray, de la nation Aamjiwnaang, dans l’Ontario. Celle de la poche amniotique, celle que nous buvons et avec laquelle nous cuisinons les aliments, au bord de laquelle poussent nos plantes médicinales… »

La présence majoritaire des femmes, notamment aux tribunes, est une image nouvelle et marquante de ce FSM. « Nous sommes coutumiers du fait », commente Axtli Viau, du Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE), dans une province canadienne plus égalitaire sur les questions de genre que nombre de pays européens. Cependant, la culture locale n’est pas la seule explication : les centaines d’ateliers du forum ont été auto-organisés par un millier d’entités provenant de cent vingt-cinq pays. « Le FSM fait bouger les lignes », convient Amélie Canonne, présidente de l’association de solidarité internationale française Aitec et participante assidue des FSM.

L’édition montréalaise aura mis en avant d’autres avancées, contenues dans la discrétion par des préoccupations considérées comme prédominantes (les visas, la participation, la dynamique). La forte présence des jeunes (certes plutôt des Québécois) est au nombre des satisfactions, reflet du profil de l’équipe d’organisation, où dominaient les trentenaires. « Un comité “jeunes” a travaillé durant plus d’une année pour mobiliser les gens et préparer des activités pour ce forum », apprécie Carminda Mac Lorin, co-coordinatrice de l’édition 2016.

Des « assemblées de convergence » ont été organisées afin de faire émerger des initiatives collectives sur chaque grand axe de travail. Une vingtaine de plans d’action ont ainsi été proposés, dont la liste sera prochainement diffusée. Le sommet climat annuel, qui se tiendra à Marrakech (Maroc) en novembre prochain (COP 22), est inscrit à l’agenda de nombreuses organisations, alors que la concrétisation des promesses de la COP 21 sera scrutée à la loupe par les militants.

Les organisateurs ont aussi égrené les éléments d’une méthode de travail dont il est prévu un compte rendu – c’est une première – à verser dans la boîte à outils collective à l’attention des prochaines éditions : transparence et horizontalité des modes de décision, ouverture et autogestion des groupes de travail, indépendance vis-à-vis des grandes organisations (ce qui a suscité des frictions…).

« Ce n’est pas que de la technique, c’est une expérience politique », affirme Safa Chebbi, porte-parole du forum. Une forme de réplique à ceux qui, lors du conseil international du FSM organisé au lendemain de la rencontre, relevaient « le peu d’expérience » de cette jeune équipe d’organisation – ce qui, en langue de militance chevronnée, est synonyme de « naïveté politique ».

[1] Plus d’un million de personnes, dont les deux tiers sont membres de la cinquantaine de Premières Nations (les Améridiens) que compte le Canada, et un tiers sont des Inuits ou des Métis.

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