« La paix changera la société colombienne »

Un accord historique entre les Farc et le gouvernement met fin à soixante ans de conflit armé. Mais, pour le politiste Marco Romero, le chemin sera long pour consolider la démocratie.

Françoise Escarpit  • 24 août 2016 abonné·es
« La paix changera la société colombienne »
© Photo : RAUL ARBOLEDA/AFP

Après l’échec des négociations entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) et le gouvernement de Belisario Betancur (1984-1986), puis celui du processus de paix du Caguan (1998-2002) avec le président Pastrana, les dialogues de La Havane (2012-2016) ont enfin abouti à la signature, le 23 juin 2016, d’un accord entre le gouvernement de Juan Manuel Santos et les Farc, accord devant mettre fin à près de soixante ans d’une guerre intérieure qui a fait plus de 220 000 morts. Marco Romero, professeur au département de sciences politiques de l’Université nationale de Colombie et directeur de la Codhes (Organisme pour les droits humains et les populations déplacées) décrit les enjeux de la paix à venir.

Tout le monde s’accorde à considérer cet accord comme historique. Beaucoup de Colombiens, pourtant, restent sceptiques sur la possibilité d’une véritable paix. Qu’est-ce que cela signifie pour la Colombie dans les mois qui viennent ?

Marco Romero : La fin du conflit armé ne résoudra certes pas tous les problèmes du pays, mais c’est un pas fondamental sans lequel il est impossible de faire le suivant. Cet accord résulte du changement des positions traditionnelles du gouvernement et des insurgés. Il n’a pas de programme structurel mais il devrait asseoir les bases de la paix. S’il n’en avait pas été ainsi, il n’y aurait pas eu d’accord, car le programme des Farc est de gauche et réclame des réformes structurelles alors que celui du gouvernement est libéral et estime que les changements relèvent du champ de la démocratie et pas d’une table de négociations. Dans ce dialogue, le -gouvernement a accepté de discuter avec la guérilla de la situation de la société rurale, de la question agraire, de l’élargissement du spectre politique, des solutions aux problèmes de la drogue, de la question des victimes… Les Farc ont accepté cet agenda limité car, dans des négociations de paix, s’il y a un agenda maximaliste, il n’y a pas d’accord.

Pour la Colombie, c’est une façon de dire que la guerre est finie et qu’on la remplace par le pluralisme politique et la mobilisation sociale. Pour les Européens, cela peut sembler assez évident mais, en Colombie, toutes ces années de guerre ont détruit le tissu social et politique et maintenu au pouvoir des gouvernements centrés sur la question de la guerre et de la paix. L’enjeu actuel, en laissant la guerre derrière nous, est de renforcer un terrain démocratique d’où puissent surgir de nouvelles organisations politiques et sociales.

Le second aspect de cet accord concerne la société rurale, qui est l’une des plus anachroniques au monde. La concentration de la propriété est extrême et le modèle, c’est le –latifundio, avecl’élevage extensif et, plus récemment, l’économie d’extraction. Il n’y a donc pas de garantie sur le développement d’une agriculture durable pour les populations rurales. C’est la première fois qu’en Colombie un processus de paix pense des réformes pour la campagne, avec un fonds d’aide pour un développement agraire intégral, pour une aide aux paysans cocaleros [cultivateurs de coca, NDLR], qui ne sont pas des narcotrafiquants mais le produit d’une crise sociale du monde rural. Il y a dans le pays une grande attente de démocratisation de la société rurale, qui permettra aussi la transition des insurgés vers le monde civil. La majeure partie des déplacés sont des populations paysannes (officiellement de 6,9 millions sur 47 millions d’habitants), mais il existe aussi une centaine de peuples indiens. Il y a également 20 % d’Afro–descendants parmi lesquels la moitié connaît des indices de pauvreté extrême. C’est dire que la société rurale est l’espace dans lequel toutes les discriminations structurelles, iniquités et asymétries s’expriment de la façon la plus radicale.

Cette population rurale a-t-elle des garanties face aux grands propriétaires ou aux groupes paramilitaires, qui ne vont pas renoncer si facilement ?

L’accord de paix fixe comme objectif la démocratisation et la modernisation du monde rural. Mais son succès ou son échec, c’est une autre question ! L’opposition principale, c’est le grand latifundio traditionnel. L’accord de paix ne prévoit pas d’expropriations de terres. Il prévoit d’augmenter les impôts sur les propriétés non cultivées pour créer un fonds d’aide à l’économie paysanne. Il y a ainsi, en ce moment, une espèce d’alliance entre les secteurs populaires, le gouvernement et les chefs d’entreprise « globaux ». Le gouvernement envisage une loi avec des zones de développement d’entreprises à la campagne, les paysans veulent des réserves paysannes, les Indiens l’agrandissement de leurs zones de protection, les Afro-descendants l’agrandissement des territoires collectifs, et les éleveurs, évidemment, souhaitent que les choses ne changent pas ! Il faudra des garanties pour que coexistent divers modèles productifs. Cela demande des investissements importants pour qu’un des modèles ne finisse pas par dévorer les autres. La paix territoriale ne sera pas facile à instaurer mais il est important que l’accord de La Havane fixe cet objectif pour que s’ouvre le chemin qui changera la société colombienne.

Pourquoi y a-t-il un tel débat sur le référendum qui doit ratifier les accords de La Havane ?

Sans doute le président de la République a-t-il cherché une formule pour faire ratifier ces accords par la population par crainte d’une droite qui l’accuse de remettre le pouvoir à des terroristes et la société aux guérilleros. Ce genre de consultation populaire n’est pas obligatoire. La Colombie a choisi ce chemin et il faut que cette consultation de la société blinde les accords pour l’avenir. Nous ne voulons pas faire comme au Guatemala, où la consultation a eu lieu trois ans après. Il n’y a eu que 25 % de participation et 80 % de contre ! Nous avons besoin d’un appui massif. Ces accords existent mais leur mise en œuvre dépendra largement du gouvernement qui sera élu en 2018.

La société colombienne doute car, dans le passé, les négociations ont échoué. Progressivement, avec des résultats tangibles, les gens vont comprendre que la paix n’est pas une « farce », comme le dit l’extrême droite. Depuis des décennies, les Colombiens ont élu des présidents qui promettaient d’en finir avec la guerre ou de faire la paix. Pendant huit ans, le président Uribe a dit qu’il allait gagner la guerre militairement. Les nouvelles générations ne connaissent que ce point de vue. Ils ont besoin de voir des choses concrètes. C’est pour cela qu’il est important que les Nations unies et la Communauté des États latino-américains et caraïbes (Celac) soient les garants du mécanisme de vérification du cessez-le-feu, de l’arrêt des hostilités et de l’abandon des armes, qui seront remises à l’ONU.

Pouvez-vous nous parler des victimes du conflit armé et de la Commission de la vérité ?

La Colombie est indépendante depuis deux cents ans et elle a connu de nombreuses guerres civiles qu’elle a toujours réglées en concédant l’amnistie. Dans les années 1950, le Front national a mis fin à une guerre entre conservateurs et libéraux, qui se sont ensuite réparti le pouvoir. Les victimes n’ont eu droit à aucune considération. C’est la première fois dans l’histoire du pays qu’il y aura une -Commission nationale de la vérité.

Les parties ont conclu un pacte sur l’universalité de la reconnaissance des victimes et de la responsabilité. Cela signifie que l’on va examiner les responsabilités des insurgés mais aussi celles de l’État, des paramilitaires, des agents indirects comme les chefs d’entreprise qui ont financé les groupes paramilitaires. Tous ceux qui ont des responsabilités dans des crimes graves devront les assumer. C’est la base fondamentale de l’accord. Pour les victimes, il y aura plus de vérité et de possibilités de réparation. Ceux qui contribueront à la vérité et à la réparation, insurgés ou militaires, bénéficieront de réductions de peine ou de peines alternatives. Ceux qui ne se présenteront pas seront passibles de la justice ordinaire ou des tribunaux internationaux. C’est la première fois dans le monde que ceux qui négocient un accord de paix créent un tribunal pour être jugés ! Mais tout va maintenant dépendre de la force et de l’appui qu’auront ces accords. C’est un travail énorme qui nous attend !

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