Maurice Godelier : « La puissance de l’économie a affaibli le politique »

Avec l’anthropologue Maurice Godelier, nous inaugurons une série de grands entretiens avec des intellectuels de renom. « Chercheur engagé », il réagit ici aux interrogations actuelles sur la crise du capitalisme, la laïcité, les affirmations identitaires et le rôle de la gauche.

Olivier Doubre  • 31 août 2016 abonné·es
Maurice Godelier : « La puissance de l’économie a affaibli le politique »

Lorsqu’il est reçu à l’agrégation de philosophie, -Maurice Godelier prévient vite ses maîtres que « ce sont les gens qui vivent aujourd’hui qui l’intéressent ». Brièvement chercheur en économie avant de devenir maître-assistant de l’historien Fernand Braudel, c’est vers l’anthropologie qu’il se tourne finalement en rejoignant l’équipe de Claude Lévi-Strauss au Collège de France. Mais, peu enclin aux frontières disciplinaires, il œuvre toute sa vie au -rapprochement des sciences humaines et sociales, notamment au CNRS. On ne sera donc pas surpris qu’il se présente ici en défenseur des sciences sociales, insistant sur l’importance de l’histoire et de l’anthropologie des différentes cultures pour comprendre le monde qui nous entoure.

Dans l’entretien que vous aviez accordé à Politis en janvier 2014, vous déclariez que « l’anthropologie et l’histoire sont les deux sciences formatives pour le XXIe siècle [^1]». Comment voyez-vous la place des sciences humaines et sociales en 2016 et le rôle des intellectuels aujourd’hui ?

Maurice Godelier : Le contexte mondial actuel exige de connaître l’histoire et la culture des différentes sociétés, et de « faire du terrain ». Quand je parle du contexte actuel, je ne pense pas seulement à la Syrie ou à l’Irak, ni au fait que l’islam se divise en deux grands ensembles (eux-mêmes divisés en de multiples sous-ensembles) que sont les sunnites et les chiites – ce dont les Français étaient généralement complètement ignorants il y a une vingtaine d’années. La connaissance de l’histoire de ces pays, qui furent colonisés, et de la nature de leurs sociétés est capitale pour que les jeunes puissent comprendre le monde dans lequel ils vont vivre et les conflits qui le déchirent.

En effet, la mondialisation signifie, d’une part, l’intégration de toutes les sociétés, grandes et petites, à l’économie marchande capitaliste globalisée et, d’autre part, le fait que les grands pays comme l’Inde ou la Chine vont désormais continuer à se moderniser, mais sans s’occidentaliser. Ce n’est pas le déclin de l’Occident, c’est le déclin de l’hégémonie de l’Occident sur le reste du monde. Les jeunes doivent connaître ces évolutions.

À l’histoire et à l’anthropologie, il faut ajouter l’économie puisque, pour la première fois, le capitalisme est un système véritablement mondial. On constate également que des États développés connaissent un grave problème de chômage de masse, avec en outre des précaires de plus en plus nombreux. Or, l’État ne peut remédier à ces problèmes immenses, il ne peut que les contenir ou agir faiblement sur l’emploi (et la précarité). On se trouve donc dans une situation où il faut admettre que la politique ne peut résoudre les problèmes posés par une économie subordonnée au capitalisme financier. Or, sur cette question majeure, il n’y a aucun grand débat de la part des intellectuels, ni d’ailleurs des économistes.

Enfin, je note un immense retard en France de nos enseignements par rapport à l’évolution du monde et de l’économie globalisée. Nos manuels d’histoire présentent toujours une histoire européo-centrée, avec très peu de données sur le monde musulman, l’Inde et la Chine. Aucun gouvernement, depuis les initiatives de Jean-Pierre Chevènement, n’a œuvré pour un développement prioritaire des sciences humaines et sociales.

Vous définissez-vous toujours comme un intellectuel engagé ? Et ne voyez-vous pas une certaine démission chez beaucoup d’intellectuels vis-à-vis de leur rôle critique sur le monde social ?

Je me définirais comme un chercheur engagé. Depuis que le terme « intellectuel » désigne ces gens qui passent sans cesse à la télévision pour dire si peu de chose, j’ai cessé d’employer ce terme et de me qualifier ainsi. Et quand je dis « engagé », c’est d’abord parce que je partage ce que j’ai appris sur le terrain et par mes recherches théoriques, mais aussi lors de mes prises de position publiques, comme j’ai tenu à le faire, en tant qu’anthropologue, au moment du débat sur le mariage pour tous, sur la question de la parenté et de la famille dans nos sociétés, ainsi que sur les rapports entre politique et religion. Je ne dirais pas qu’on a vu ces derniers temps une disparition des intellectuels, mais une présence accrue, voire omniprésente, des intellectuels conservateurs dans les médias dominants.

Après les attentats en France et au-delà, la violence semble de plus en plus présente dans nos vies. L’anthropologue que vous êtes parlerait-il d’ensauvagement du monde qui nous entoure ?

Certainement pas en ces termes ! Toutes les époques connues – en dehors de rares parenthèses de paix – ont traversé de grandes violences. Notre monde n’y échappe pas, plein de confrontations et de contradictions. Toutes les périodes de l’histoire ont compté des conflits. On a imaginé que les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire ne se faisaient pas la guerre, or nous avons désormais les preuves du contraire !

On ne peut pas parler d’ensauvagement : il faut parler des violences de la vie sociale, des guerres, des violences du chômage, de la précarité, de la concentration sans précédent des richesses… Sur ce point, nous vivons des réalités étonnantes : on apprend ainsi qu’en France il y aurait jusqu’à 80 milliards d’euros par an qui disparaissent dans les paradis fiscaux. Mais ces milliards sont bien des profits créés en France, malgré la crise et les impôts qui « étranglent » les entreprises !

On envie -l’Allemagne, mais où en est la recherche industrielle en France, qui a permis autrefois de rivaliser avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne ?

L’Europe reste-t-elle un espoir, selon vous ?

Elle a assurément représenté un grand espoir de paix et a été un facteur de développement réel pour de nombreux pays. Et puis elle a été un facteur d’identité nouvelle et de fierté. Nous étions Européens et fiers de l’être. Mais l’incapacité (ou le manque de courage ou de volonté politique) d’affronter les problèmes du capitalisme libéral et les dangers extérieurs a décomposé ce qui formait ce rêve européen et la solidarité nouvelle des peuples d’une Europe réunifiée après la disparition de l’URSS. C’était en effet formidable, du point de vue historique, de voir s’unir dans la paix des pays qui s’étaient fait la guerre presque sans cesse depuis des siècles. Mais le rêve a été blessé, et j’ai les plus grandes craintes pour l’avenir de l’Europe, qu’il faut conserver et réformer.

Ces craintes sont-elles accrues lorsqu’on voit la notion vague d’identité nationale instrumentalisée et (re)mise sur le devant de la scène. Qu’inspire à l’anthropologue cette affirmation identitaire ?

L’identité nationale fondée sur le droit du sol a été un formidable acquis de la -Révolution française. Une partie de nos élites est devenue française en naissant sur le territoire de parents étrangers. Réfléchir sur l’identité nationale de la France est important et nécessaire, mais l’extrême droite et la droite la traitent en surfant sur le racisme et la peur, dans un contexte préélectoral. En débattre autrement, ce n’est pas faire de l’angélisme mais respecter les valeurs fondamentales de la République.

Je ne crois pas que la République soit en danger en tant que cadre de la vie politique. Ce qui est en question, aujourd’hui, c’est l’approfondissement de la démocratie, la vie démocratique locale et nationale, qui subit de plus en plus d’attaques, voire de reculs. Même Marine Le Pen se présente comme une républicaine convaincue – à la différence de son père.

Depuis trente ou quarante ans, on promet le droit de vote aux élections locales pour les immigrés résidant en France depuis au moins dix ans et y payant leurs impôts, mais rien n’a bougé. Or, cela aurait sans doute eu un effet intégrateur – avec toutes les réserves que l’on peut avoir pour ce terme.

Dans Politis, en juillet dernier, Edgar Morin parlait du « somnambulisme » des élites dirigeantes à propos des inégalités sociales et de catastrophes prochaines [^2]. Partagez-vous cette analyse ?

À l’instar de ce qu’on a pu voir aux États-Unis avec la crise des subprimes, quand des centaines de milliers de personnes pauvres se sont endettées en pensant pouvoir acheter leur maison et se sont retrouvées à la rue, on constate la violence engendrée par l’économie capitaliste, notamment du fait de décisions prises par des banquiers dont on ne connaît même pas le noms. Pourtant, on n’analyse pas cela, et les médias ferment les yeux devant les aspects sombres de ce capitalisme-là.

Quand j’étais jeune, je pensais encore que le politique pouvait agir profondément sur l’économie, maintenant je vois qu’il ne peut que limiter les dégâts et atténuer les aspects négatifs de l’économie. Si Edgar Morin parlait de somnambulisme, je parlerais pour ma part de cécité, doublée d’amnésie, de nos élites vis-à-vis des rapports de classe, des inégalités et de la violence de l’économie capitaliste.

François Hollande avait dit que la finance était son ennemie. Pourtant, on ne l’a pas entendu intervenir pour séparer les fonctions des banques entre investissement, soutien à l’économie et spéculation. D’où mon sentiment de cécité des élites, renforcé par l’absence de débat dans la société.

Outre l’instrumentalisation souvent politique des religions, n’assiste-t-on pas aujourd’hui à une instrumentalisation de la laïcité « à la française », le plus souvent vis-à-vis de l’islam ? Comme si la laïcité devenait elle-même une sorte de religion…

Vous voulez dire une religion civile, une religion de la Cité… Je ne le crois pas. Depuis l’Antiquité jusqu’à la Révolution française, tous les systèmes politiques étaient politico-religieux [^3]. La France a séparé l’Église et l’État. Ce fut une rupture historique imitée par quelques autres pays, mais jamais aussi radicalement qu’en France – sauf peut-être dans les pays dits du « socialisme réel », où l’on prônait alors la laïcité comme moyen d’éradiquer la religion. Mais la laïcité signifie que tout le monde est libre d’avoir et d’exercer sa religion ou de ne pas en avoir.

La laïcité est un grand acquis, en tout cas pour la société française. Elle est synonyme de droit à la liberté de penser et d’agir, de croire ou de ne pas croire. En même temps, elle est née à une époque où il n’y avait pas cinq ou six millions de musulmans en France. Aujourd’hui, la question qui nous est posée est de savoir comment la moduler.

Je ne crois pas que l’interdiction du burkini participe de la défense de la laïcité. Et on ne peut pas non plus exporter la laïcité à la française, de même qu’on ne doit pas vouloir exporter le mariage pour tous dans les pays musulmans, quand bien même il s’agit d’un grand acquis pour nous. Nous ne sommes plus l’Occident civilisateur du monde et, si on prétend faire cela, on renforce le sentiment d’exclusion des musulmans, qui seront tentés d’affirmer encore plus leur foi comme moyen de défense contre cet Occident anciennement colonisateur.

Malgré tout, en France, la laïcité est le résultat d’une histoire qui a vu l’État rompre avec toutes les religions – sans être antireligieux, d’ailleurs. Elle doit être défendue.

Mais la France est peut-être aussi attaquée par les jihadistes parce qu’elle promeut haut et fort une laïcité qui, chez certains, peut sembler antireligieuse, voire hostile aux musulmans…

C’est exact. Il faut bien voir que la base arrière du jihadisme, l’État islamique, avec son projet de rétablir le califat, apparaît comme un étendard de lutte contre l’Occident. On ne peut pas imaginer que l’islam va conquérir le monde, mais, pour certains jeunes, l’État islamique porte le drapeau du refus et de la guerre à -l’Occident. Cela ne va pas s’arrêter, et je crains que même une victoire au sol à Raqqa et à -Mossoul n’arrivera pas à juguler cette menace. Cela entraînera sans doute la dispersion de milliers de petites bombes aux quatre coins du monde… Même si cette utopie de reconquête du monde par l’islam n’est pas partagée par les millions de Français musulmans.

Finalement, conservez-vous un espoir à gauche ?

Je suis triste de dire que la gauche telle qu’elle est aujourd’hui, profondément divisée, ne représente plus une force sociale assez puissante pour lutter contre les inégalités qui continuent à se développer. La gauche doit donc être complètement reconstruite.

Il ne s’agit pas de reprendre un programme révolutionnaire : on sait que les tentatives de socialiser les moyens de production ont échoué au siècle dernier. La gauche retrouvera sa force en reconstruisant, au nom de ses valeurs, ses liens avec tous ceux qui luttent pour améliorer leur existence, assurer celle de leurs enfants face au chômage, à la désertification des campagnes, à la solitude de la vieillesse, etc. La difficulté est l’affaiblissement général du politique et de l’État face à la puissance de l’économie.

Nous vivons un moment de transition. Vers quoi ? Je ne peux le dire car je ne suis pas prophète ! 

[^1] Entretien réalisé à l’occasion de la parution de sa biographie intellectuelle et critique : Lévi-Strauss (Fayard). Voir Politis n° 1288, 30 janvier 2014.

[^2] Voir Politis n° 1415, du 21 juillet.

[^3] Sur ce point, voir L’Imaginé, l’imaginaire et le symbolique, Maurice Godelier, CNRS éditions, 2015.

Idées
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