Michèle Riot-Sarcey : « Penser, c’est se confronter à l’autre »

Spécialiste des luttes pour la liberté au XIXe siècle, l’historienne Michèle Riot-Sarcey observe les résistances aux régressions dues au néolibéralisme.

Olivier Doubre  • 14 septembre 2016 abonné·es
Michèle Riot-Sarcey : « Penser, c’est se confronter à l’autre »
© Photo : Lahcène ABIB/SIGNATURES

L’historienne aime à le rappeler : « Même si l’on travaille seul, on ne pense qu’avec les autres, collectivement, en se confrontant aux autres. » Intellectuelle engagée, Michèle Riot-Sarcey, professeure émérite à l’université Paris 8, colle bien peu à l’image du chercheur enfermé dans sa tour d’ivoire. Elle tient à continuer de travailler avec des collègues, souvent plus jeunes, d’autres disciplines des sciences humaines et sociales. Spécialiste de l’histoire du féminisme et des mouvements collectifs, notamment au XIXe siècle, elle appréhende ainsi les idées, les conditions et les avancées des luttes pour l’émancipation comme des processus historiques articulant les individus et les collectifs. Elle revient ici sur leur long cheminement, depuis la Révolution française jusqu’aux récentes résistances contre la loi travail.

Quand on voit qu’Emmanuel Macron ne cesse de se faire le chantre de la liberté, en quoi vos travaux sur la liberté et les luttes en sa faveur au XIXe siècle peuvent-ils nourrir une critique du programme néolibéral ?

Michèle Riot-Sarcey : Emmanuel Macron est, pour moi, le personnage révélateur du mode de penser le monde actuel, où la loi du marché semble tout emporter au mépris de la moindre distance critique. L’emploi du terme « liberté » chez lui entretient sciemment la confusion entre liberté et libéralisme. Or c’est précisément à cela que nous devons réfléchir. Par quel subterfuge sommes-nous passés de l’idée de liberté, synonyme d’émancipation, à la liberté de s’exploiter soi-même selon les normes du néolibéralisme ?

Sachant qu’il n’y a pas de liberté individuelle sans liberté collective, j’ai donc tenté, dans mon dernier livre, de suivre le cours de cette perte de substance en cherchant à saisir la façon dont les mots avaient été travestis par ceux qui, très tôt, ont confisqué le savoir en le vidant de son contenu émancipateur au profit d’une minorité. Montrer également comment les concepts ont été dévoyés dans un monde entièrement guidé par la loi du marché, où l’aliénation l’emporte sur « le souci de soi » au sein du collectif. De manière plus dommageable encore, il me semble que l’Université, autant que la gauche, chacun avec sa manière de pratiquer des petits arrangements avec le système, a négligé, voire renoncé à cette quête de sens. Or il nous faut travailler avec cet héritage qui n’est pas, Derrida l’a rappelé, un « donné ».

L’héritage est là, il importe de s’en emparer afin de renouer avec un processus de penser où le moteur de l’histoire – et non le sens de l’histoire – puisse redevenir un combat d’idées pour la liberté réelle, c’est-à-dire concrète. Edgar Quinet a eu cette formule prodigieuse : « La Révolution a ouvert la voie à l’impossible. » Ce qui a permis à toutes et à tous de croire à la liberté possible, prenant ainsi conscience que le destin social n’était pas tracé par la seule filiation ou la pauvreté. C’est cela qu’a changé la Révolution française, à tel point qu’il a été impossible de revenir à l’Ancien Régime. Ainsi, parmi bon nombre de textes qui circulent dans le monde et dont la source sert de référence libératrice, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen demeure un fondement de notre pensée politique, même si le texte est inachevé, écrit par des gens pressés, poussés autant par la peur que par l’élan révolutionnaire. Paradoxalement, dans le temps des incertitudes et des révolutions, le texte a été perçu comme un socle transformable.

Votre travail d’historienne, en tentant de retrouver le vocabulaire et le processus historiques, est donc aussi un moyen de lutter contre le sentiment très répandu aujourd’hui de vivre dans un « présent continu »…

Oui, si l’on veut. En effet, les liens entre passé, présent et futur semblent défaits. La nécessité de penser le présent non pas à la lumière du passé mais en fonction d’un processus historique aujourd’hui défait, inachevé, reconstruit, voire déformé, oblitère la perception d’un devenir autre. Or le lien entre passé, présent et futur a toujours été essentiel pour parvenir à se projeter dans le temps d’après. J’essaie donc de « récupérer » les expériences passées où, dans des moments de déstabilisation sociale, des individus savaient consciemment ce que liberté voulait dire. J’ai posé une simple question au passé : qui est libre et qui ne l’est pas ? Ainsi, au XIXe siècle, les ouvriers se battent, en tout premier lieu, pour une liberté dont ils distinguent les contours. C’est le slogan des canuts : « Vivre libre en travaillant ou mourir en combattant ! » Leur révolte était tout autant politique que sociale, même si, longtemps, l’interprétation historique a réduit l’événement à sa dimension sociale ; lecture déjà biaisée par un libéralisme à l’œuvre, soucieux de séparer le domaine social de la sphère du politique, réservée aux seuls hommes libres selon leurs critères du gouvernement des hommes.

Diriez-vous que nous assistons à une certaine démission des intellectuels, ou plus largement des sciences humaines, pour développer une pensée critique ? Voire à un refus des historiens de faire une histoire politique ?

Je ne crois pas qu’il y ait un refus de faire une histoire politique. Mais, à partir du moment où l’Université, qui abrite les sciences humaines, se soumet à des injonctions en termes de notations, de valorisations, d’évaluations, les chercheurs sont de plus en plus contraints de penser avec ces normes, dans un cadre qui limite considérablement le temps de la réflexion, à distance des échéances imposées. Nous avons collectivement échoué face à la mise en ordre libéral de l’Université. Et ce qu’il est convenu d’appeler les sciences humaines n’a plus beaucoup les moyens de s’opposer aux prescriptions incontournables des « agences » de la recherche, dont on a généralisé le pouvoir « d’agir » au sein de l’Université.

Si maintenant, plus largement, on veut parler des intellectuels (il faudrait d’ailleurs s’interroger sur la délimitation d’une telle catégorie, banalisée par les multiples usages dont le terme a fait l’objet en s’éloignant de l’idée selon laquelle une personne « ayant acquis par ses travaux une certaine notoriété […] se [mêle] de ce qui ne [la] regarde pas », selon Sartre), la portée critique de « l’intellectuel » s’est perdue dans l’impuissance collective à résister au diktat du pragmatisme financier. Aujourd’hui, se mêler de ce qui ne nous regarde pas implique une connaissance critique réelle et donc collective, et non plus idéologique, du monde, qui dépasse les capacités généralistes, quelque peu illusoires, des intellectuels d’antan. Mais encore, en quoi les intellectuels labellisés par les médias différeraient-ils du reste du monde assujetti, sachant qu’une grande partie des universitaires, auxquels sont souvent assimilés à tort les intellectuels, sont eux aussi contraints d’aliéner leur pensée libre ?

Je ne parlerais pas pour autant d’une démission générale. Beaucoup de jeunes ou de moins jeunes, d’hommes et de femmes, de chercheurs ou non, en quête d’un savoir élaboré à distance du système, manifestent leur volonté de résister à l’aliénation générale. Toutefois, tant que la nécessité de constituer des collectifs critiques, hors de l’Université et des machines à broyer la pensée, n’aura pas clairement vu le jour, le pessimisme l’emportera. On se focalise beaucoup trop actuellement sur l’individu comme sur les parcours individuels. Penser, c’est aussi entendre, échanger, se confronter à l’autre et avancer ensemble.

Ne voit-on pas les élites toujours plus coupées du peuple ?

Bien sûr. Même si les élites ont toujours été fortement coupées du peuple, des gens. Ce qu’il faut bien comprendre, à mon sens, c’est que la dite démocratie, parlementaire, représentative, élective, est une « démocratie » très singulière fondée sur la délégation de pouvoir. Or, si nous prenons les termes des combats d’hier relatifs à la souveraineté populaire – même si le mot lui-même demanderait à être repensé –, le peuple d’alors, dans les périodes de tension, exprimait sa volonté de prendre pleinement sa part à l’élaboration de la loi. Il situait là son pouvoir d’agir en tant que citoyen réel ; un pouvoir d’agir librement, politiquement, de façon à ce qu’il désigne le concret du politique et de la chose publique. « Liberté, Égalité, Fraternité » ne pouvait se mettre en œuvre que dans un monde libre en devenir où les individus étaient également libres. Quant à la fraternité (dont le sens est devenu l’équivalent de la philanthropie), dans les années 1840, elle pouvait être, dans des périodes de résistance et d’organisation mutuelles, à peu près synonyme de communisme, en désignant la solidarité à l’œuvre, entre égaux. Évidemment, tout comme le mot communisme, lui-même tombé dans l’abîme de l’enfermement de la pensée, on ne sait plus très bien quel lien il peut subsister entre -fraternité et pensée du « commun ». Je travaille pour ma part à retrouver l’idée « d’origine », à la manière de Walter Benjamin, afin d’actualiser une forme de subversion perdue.

Nous venons d’assister à six mois de mouvement social contre la loi travail, avec, parmi ces mobilisations, la naissance de Nuit debout. Quel regard portez-vous sur celui-ci ?

Mobilisations d’un très grand intérêt, en effet. À chaque fois que je suis allée place de la République, où j’ai seulement écouté, insuffisamment à mon goût, j’y ai vu et entendu une jeune génération en quête d’une issue à la catastrophe que nous prépare le néolibéalisme. Les uns et les autres, soucieux de tous et de toutes, cherchaient à décrypter le monde qui nous entoure. J’ai été particulièrement attirée par leur volonté et leur tentative de mettre en place, ici et maintenant, une démocratie vraie. Avec évidemment des errements, des impatiences…

Bien sûr, on a entendu des gens dire que ce n’étaient que des palabres. Pourtant, tout ce que j’ai saisi se devait d’être dit autant que transmis. Nous avons deux siècles derrière nous d’apprentissage de « servitude volontaire » et de pratique de la délégation de pouvoir. Il nous faut tout réapprendre, particulièrement la liberté d’être ensemble : apprendre ce qu’est la démocratie, le travail collectif, ce que signifie penser et agir collectivement. Pour cela, il faut du temps. En ce sens, le temps arrêté au 31 mars a été particulièrement parlant. Suspendre le temps de l’agitation pour pouvoir réfléchir à la mise en commun est un long chemin dont il est impossible de faire l’économie. Et, faut-il le rappeler, cela génère un travail énorme. Mais le chemin a été tracé, à nous de le suivre.

Vous avez travaillé sur l’histoire du féminisme et contribué à introduire la notion de genre dans l’Université française. Aujourd’hui, ne voyez-vous pas une certaine partie du mouvement féministe glisser sur des terrains peu progressistes ?

Il y a toujours eu cette tendance chez une partie du mouvement féministe. Une partie traditionnelle, moraliste. Par exemple, un des grands combats des féministes à la fin du XIXe siècle était la lutte contre l’alcoolisme au nom de la morale. Cette tendance n’est donc pas nouvelle et s’explique très bien : comment voulez-vous qu’une catégorie sociale minorée échappe à la loi du genre ? C’est impossible. Les femmes, les catégories minorées sont contraintes d’agir et d’être dans un monde dont les règles ont été élaborées par d’autres, un monde hiérarchisé où la domination de l’un l’emporte sur la liberté de l’autre. Il est donc tout à fait normal que, dans les différents interstices dans lesquels les unes et les autres doivent exister, il soit si difficile d’échapper à la doxa du moment.

Nous devons cependant reconnaître un apport capital du féminisme des années 1970, lorsque celui-ci a proclamé que le privé était politique. La liberté ne se segmente pas. Or, le chemin de la liberté est resté inachevé. Aujourd’hui, les féministes se doivent d’occuper l’espace public en s’emparant du politique, afin de participer à l’élaboration d’une alternative démocratique. Il ne suffit pas de croire à la capacité d’agir en choisissant d’être conforme à l’idée que l’on se fait de soi-même, encore faut-il pouvoir individuellement et collectivement faire face à l’empowermentrenforcer ou acquérir du pouvoir », selon Anne-Emmanuèle Calvès)de ceux qui en prescrivent l’exercice, au service de la chose marchande, en lieu et place de chacun et chacune. Non seulement s’emparer de ce qui nous regarde, mais empêcher le dominant de se mêler, cette fois-ci, de ce qui ne le regarde pas, du corps de l’autre et de la vie dont le privé est souvent réduit à la résistance passive.

Parce que les féministes ont une expérience concrète de la résistance collective active, tout comme nombre de dominés, elles et ils sont, de par cette expérience, mieux à même de définir ce qu’est la liberté démocratique dans le respect de l’altérité ! En ces temps de rejet massif des réfugiés, il est plus que jamais nécessaire de ne pas s’enfermer dans un modèle ancien et national du politique, en prenant ses distances avec des valeurs si souvent mises au service des pratiques d’exclusion et de rejet.

Dernier ouvrage paru : Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle, La Découverte, 2016.

Idées
Temps de lecture : 12 minutes