Trois femmes pensantes

Dans son cycle Les Insoumises, Isabelle Lafon restitue la pensée en mouvement de trois auteures dont l’œuvre fut marquée par une quête de liberté : Anna Akhmatova, Virginia Woolf et Monique Wittig.

Anaïs Heluin  • 5 octobre 2016 abonné·es
Trois femmes pensantes
© Photo : DR

Isabelle Lafon a le goût des paroles fragiles. Après une carrière de comédienne, l’artiste entrait en mise en scène avec Igishanga (2002), où elle portait à elle seule les témoignages de deux rescapées du génocide rwandais, recueillis par Jean Hatzfeld dans son livre Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais. Des mots où la douleur côtoie le quotidien et même quelques rires.

Réunies en un cycle intitulé Les Insoumises, les trois courtes pièces présentées à La Colline, à voir ensemble ou séparément, prolongent les silences et les fulgurances de ce premier spectacle. Avec Johanna Korthals Altes et Marie Piemontèse, membres de sa compagnie Les Merveilleuses, Isabelle Lafon se fait passeuse de poésies féminines mises à mal par l’histoire ou simplement gardées secrètes par leurs auteures.

Loin de les traiter avec un respect muséal, comme c’est trop souvent le cas lorsque le théâtre se mêle de poésie, Isabelle Lafon approche les mots de la poétesse russe Anna Akhmatova, de Virginia Woolf et de Monique Wittig à la manière d’une conteuse. Sans hésiter à rogner, à interpréter ou à mettre son geste en abyme. Dans chaque pièce, un dispositif simple et efficace met l’auditoire face à une pensée hybride et en mouvement : celle des comédiennes qui se présentent comme telles, absorbées dans leur tentative de faire vivre une intelligence qui vacille, et celle des femmes dont elles se font les porte-poèmes.

Deux ampoules sur cinq, inspiré de Notes sur Anna Akhmatova de l’auteure et critique littéraire Lydia Tchoukovskaïa et interprété par Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes, se déroule dans une pénombre éclairée par des lampes torches distribuées aux spectateurs du premier rang. Let me try, d’après le Journal 1915-1941,de Virginia Woolf, et L’Opoponax, de Monique Wittig, ont beau être moins explicitement participatifs, ils reposent sur une poétique de la relation tout aussi forte et cohérente par rapport à l’expression des artistes mises à l’honneur. Sur un plateau recouvert çà et là de feuilles de manuscrit, les trois comédiennes de la pièce consacrée au Journal semblent être les premières à découvrir les écrits intimes de l’auteure de Mrs -Dalloway. En chercheuses amatrices, elles expriment à la lecture la même fascination que Virginia Woolf elle-même face à la nature et au genre humain.

Le caractère performatif du travail d’Isabelle Lafon culmine dans L’Opoponax, roman adoubé en son temps par Marguerite Duras. Avec le jeune batteur Vassili Schémann, celle qui ne conçoit pas la mise en scène sans un engagement physique personnel dit le premier livre de la romancière et théoricienne féministe comme on slamme. Elle délivre autant d’énergie que la protagoniste du texte, la jeune Catherine Legrand, dont on suit l’évolution depuis l’enfance jusqu’à l’adolescence.

Seule pièce du triptyque à être entièrement fidèle au texte d’origine, L’Opoponax donne moins que les deux autres le sentiment d’une écriture en train de se faire. Si le roman de Monique Wittig est largement autobiographique, tâtonnements et souffrances liés à l’acte créateur en sont en effet absents. Une légèreté que l’on peut regretter, mais qui offre une respiration bienvenue. Et qui complète avec intelligence la quête de liberté qui traverse Deux ampoules sur cinq et Let me try.

En se penchant sur des textes largement nourris de la vie de leurs auteures, Isabelle Lafon, Johanna Korthals Altes et Marie Piemontèse composent un bel éloge de la création. Leur théâtre humaniste donne à concevoir la grandeur qu’il y a à s’arranger avec ses propres troubles pour construire un roman. Pour écrire un poème ou même une note sur un fait anodin tel que l’achat d’une robe, une nouvelle coiffure ou l’attitude étrange d’un ami. Le genre de détails dont Virginia Woolf remplit son Journal, dont elle dit qu’elle « aimerait y revenir au bout d’un an ou deux pour découvrir que ce disparate s’est trié lui-même, épuré de lui-même, qu’il a fusionné, comme le font toujours si mystérieusement ces dépôts, en une forme assez transparente pour refléter la lumière de notre vie ».

Autrement dit, le Journal était pour son auteure un matériau brut, non destiné à la publication. S’il a été édité depuis, Let me try garde quelque chose du secret initial, lié aussi à la singularité qu’y exprime la romancière. À sa folie et à sa différence. En créant un rapport intimiste avec le public, Isabelle Lafon et ses deux comparses rendent sensible le courage nécessaire non seulement pour vivre ce décalage par rapport à la société, mais pour le formuler.

Chez Anna Akhmatova et Monique Wittig, cette audace est d’autant plus flagrante qu’elle se heurte à une opposition. Dans Deux ampoules sur cinq, le dialogue entre les deux femmes de lettres russes ne se déroule pas pour rien dans une semi-obscurité : en pleine purge stalinienne, elles se retrouvent pour éviter de sombrer. Alors interdite de publication, Anna Akhmatova chargeait Lydia Tchoukovskaïa de mémoriser ses poèmes. On pense aux marginaux de Farenheit 451, de Bradbury.

En portant sur scène des textes sauvés de justesse, Isabelle Lafon se fait utopiste. Malgré la violence endurée par les femmes auxquelles elle prête ses talents, la metteuse en scène et comédienne défend dans ses trois spectacles une belle fraîcheur. Un humour singulier, teinté d’ironie mais toujours bienveillant, dont la voix de petite fille de L’Opoponax est un exemple choisi. Sans qu’y apparaisse encore de manière explicite l’homosexualité qui deviendra plus tard le sujet de prédilection de Monique Wittig, ce texte dit en creux la marginalisation dont l’auteure traitera plus tard. Les Insoumises est une invitation à la lecture. Une introduction au pas de côté.

Les Insoumises, Isabelle Lafon, au Théâtre national de La Colline jusqu’au 20 octobre. Intégrale les samedis et dimanches, et du mardi au jeudi en alternance. www.colline.fr

Théâtre
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