Le meilleur des mondes numériques

Le philosophe Éric Sadin pointe les dangers civilisationnels de l’emprise croissante des acteurs de la Silicon Valley sur chaque aspect de la vie humaine.

Julien Covello  • 23 novembre 2016 abonné·es
Le meilleur des mondes numériques
© Tristan Fewings/Getty Images/AFP

Nous vivons un temps de catastrophes, convient en préambule le philosophe Éric Sadin. Mais la pire de toutes est peut-être celle qui se présente justement comme une lueur d’espoir dans le chaos. Ironie de l’histoire, elle vient des confins du Grand Ouest, terre du rêve américain et des ruines des grands mouvements émancipateurs des années 1960. Face à la finitude du monde et aux défis du XXIe siècle, le « technolibéralisme » de la Silicon Valley s’affiche comme un « eldorado infini », une nouvelle ère industrielle où le « Big Data », croisé à l’intelligence artificielle, promet l’avènement du rêve ultime du capitalisme : une « organisation algorithmique de la société », où « tout geste, souffle, relation » devient une « occasion de profit ».

Et ce nouvel horizon n’est pas seulement porté par quelques gourous prêchant l’« esprit de la Silicon Valley ». Il est appuyé, sans aucun débat public, par la quasi-totalité des gouvernements, en quête de quelques points de croissance. Il exerce aussi une puissante attraction sur les individus et enrôle les meilleurs ingénieurs au service d’une « dimension strictement utilitariste de la connaissance ». C’est cet assentiment apparemment général qui donne son titre à l’essai : « la silicolonisation du monde » est une « entreprise coloniale » unique en son genre en ce qu’elle rallie les dominés « sans livrer bataille ».

C’est en « lanceur d’alerte » que nous parle Sadin. Car cet horizon industriel est également un « horizon civilisationnel ». Une vision du monde qui s’oppose à l’humanisme européen et à ses corollaires que sont le libre arbitre individuel et le droit des sociétés de décider de leur destin. Sous ses atours caritatifs (« rendre le monde meilleur »), « l’évangile siliconien » propose de soulager le monde de son principal défaut : l’humain. Ce n’est pas l’éradication de la race humaine par des machines jalouses qui nous guette, vision fantasmagorique de la science-fiction, mais plutôt une obsolescence de la « figure humaine » au sens de sa capacité d’agir.

Déjà, la tension entre cette aliénation et le sentiment de toute-puissance de l’individu connecté est source de nombreux troubles. Et la robotisation du monde du travail source de souffrance. Éric Sadin parle même de « psychopathologie de la Silicon Valley », une maladie mentale elle aussi radicalement nouvelle, car contagieuse. Un nouveau « malaise dans la civilisation ».

Un brin solennel, l’auteur affirme que « la survie de notre civilisation dépend de notre mobilisation politique ». Mais il n’en oublie pas d’être pragmatique. Le tournant des « assistants numériques », des capteurs intégrés à nos corps et des objets connectés n’est pas totalement pris. Il est encore temps de forger un « grand refus ». Il est encore temps de mettre ingénieurs et institutions publiques face à leurs « responsabilités ». Il est aussi temps d’exalter la richesse des expériences sensibles, avant que notre perception ne soit enfermée dans une réalité virtuelle unidimensionnelle. Il est encore temps de « mettre des limites » aux « technologies exponentielles », et tout se jouera dans la troisième décennie de ce siècle.

La Silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, éd. L’Échappée, 256 p., 17 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »
Entretien 9 juin 2025 abonné·es

François Sarano : « Il y a une vraie lueur d’espoir pour les océans si on s’en donne les moyens »

L’océanographe et plongeur professionnel ne se lasse pas de raconter les écosystèmes marins qu’il a côtoyés dans les années 1980 et qu’il a vu se dégrader au fil des années. Il plaide pour une reconnaissance des droits des espèces invisibles qui façonnent l’équilibre du monde, alors que s’ouvre ce 9 juin à Nice la Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc).
Par Vanina Delmas
L’insurrection douce, vivre sans l’État
Idées 4 juin 2025 abonné·es

L’insurrection douce, vivre sans l’État

Collectifs de vie, coopératives agricoles, expériences solidaires… Les initiatives se multiplient pour mener sa vie de façon autonome, à l’écart du système capitaliste. Juliette Duquesne est partie à leur rencontre.
Par François Rulier
Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »
Entretien 4 juin 2025 abonné·es

Isabelle Cambourakis : « On ne pourra plus revenir à une édition sans publications féministes »

Il y a dix ans, les éditions Cambourakis créaient la collection « Sorcières » pour donner une place aux textes féministes, écologistes, anticapitalistes écrits dans les années 1970 et 1980. Retour sur cette décennie d’effervescence intellectuelle et militante avec la directrice de cette collection.
Par Vanina Delmas
« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »
Entretien 27 mai 2025 abonné·es

« Si ArcelorMittal tombe, c’est l’ensemble de l’industrie française qui tombe »

Alors qu’ArcelorMittal a annoncé un vaste plan de suppressions de postes, la CGT a décidé d’entamer une « guerre » pour préserver les emplois et éviter le départ du producteur d’acier de l’Hexagone. Reynald Quaegebeur et Gaëtan Lecocq, deux élus du premier syndicat de l’entreprise, appellent les politiques à envisager sérieusement une nationalisation.
Par Pierre Jequier-Zalc