Philippe Marlière : « Il s’agit de se reconnecter avec l’électorat populaire »

Le politiste Philippe Marlière analyse les raisons de la crise de la social-démocratie et s’interroge sur sa survie.

Olivier Doubre  • 30 novembre 2016 abonné·es
Philippe Marlière : « Il s’agit de se reconnecter avec l’électorat populaire »
© Photo : Juan Carlos Lucas/NurPhoto/AFP

Philippe Marlière pointe depuis plusieurs années les compromissions de la social-démocratie européenne avec le néolibéralisme, synonyme d’accroissement des inégalités, et ses difficultés à rompre avec les politiques d’austérité. Selon lui, pour mettre fin à ce cycle désastreux qui dure depuis plus de dix ans, les sociaux-démocrates doivent renouer avec les aspirations de l’électorat populaire.

Quelles sont les principales causes de la crise de la social-démocratie ?

Philippe Marlière : Je crois que nous arrivons à la fin d’un cycle qui a duré une trentaine d’années, débutant au milieu des années 1980 avec l’épuisement du modèle néokeynésien qui était celui de la social-démocratie depuis l’après-guerre. À la suite de transformations économiques, du choc pétrolier et, surtout, d’une contre-offensive idéologique néolibérale venue des États-Unis et reprise en Grande-Bretagne par Margaret Thatcher, ce modèle semblait s’effondrer. La social-démocratie s’est alors trouvée face à un ensemble de défis qui l’ont obligée à se réinventer.

Or, même si l’on peut déplorer les choix qui ont été faits et les orientations qui ont été prises, il faut bien admettre que cette réinvention a été, d’un point de vue électoral, couronnée de succès un peu partout en Europe dans les années 1990. Cette mutation a signifié l’abandon des politiques néokeynésiennes, l’acceptation accrue du capitalisme, avec sa logique et ses règles, mais en conservant une attention à la redistribution des richesses et à la justice sociale. Des thèmes importants ont néanmoins varié, comme celui du rôle de l’État et de la place de la puissance publique dans l’économie.

L’une des solutions pour la social–démocratie ne serait-elle pas d’écouter davantage sa base électorale, qui subit de plus en plus les politiques néolibérales et les inégalités sociales depuis une trentaine d’années ?

Absolument. Cela semble une évidence quand on le dit, mais la clé de l’insuccès de la social-démocratie a été, pendant de longues années, de méconnaître la situation sociale et économique d’une base populaire qui a été, surtout dans les pays où il y avait un mouvement communiste puissant (comme en Grèce, en Italie, en Espagne ou en France), le cœur même de son électorat. Car les sociaux-démocrates ont été très longtemps les partis de la classe ouvrière. Or, cet électorat a été perdu ! Ainsi, le Brexit, en Grande-Bretagne, a bien montré la désertion d’un électorat travailliste qui, dans une certaine mesure, a voté contre la déliquescence des services publics et le manque d’emploi, notamment dans les régions sinistrées post-industrielles, alors que ces questions ne sont pas du ressort de l’Union européenne. C’est l’expression d’un rejet des politiques menées par les travaillistes qui ont négligé cet électorat.

Il s’agit donc, pour la social-démocratie, de parvenir à se reconnecter avec cet électorat populaire et à ce que celui-ci attend d’un parti social-démocrate au pouvoir. Ce qui signifie un profond changement de cap par rapport à une politique qui méprise et tourne le dos à la majorité des classes laborieuses !

La social-démocratie conserve-t-elle un avenir politique ? Est-elle capable de se relever ?

Historiquement, d’une certaine façon, le succès de la social-démocratie a été de sauver le système capitaliste de la brutalité de la gestion de la droite et des néolibéraux, mais aussi de donner « du grain à moudre » aux classes laborieuses, comme disait André Bergeron, c’est-à-dire des emplois, un certain pouvoir d’achat et une éducation pour ses enfants. Ce n’était peut-être pas parfait, mais cela a permis de créer une société plus apaisée. Elle a ainsi rempli un vrai rôle historique d’adaptation et de pragmatisme. Mais, aujourd’hui, elle risque bel et bien son avenir, car le capitalisme est devenu encore plus auto-destructeur et brutal qu’avant. Avec une croissance quasi nulle et la montée de forces politiques racistes et d’extrême droite, qui, contrairement à ce qu’elles prétendent, se moquent totalement du peuple et de ses conditions de vie.

Or, alors que la social-démocratie doit montrer qu’elle est capable de coller à la nouvelle réalité sociale et économique, et surtout aux attentes populaires, je ne vois pas de signes encourageants. Pas de leaders européens d’envergure qui tiendraient un discours de vérité, pas de caps nouveaux de réflexion. Et tout ce qui a été fait, de Hollande à Renzi, se termine mal. Il y a donc tout lieu de craindre pour sa survie et son avenir. Elle ne parvient plus à se réinventer ni à repartir à gauche. J’avoue que je ne comprends pas pourquoi elle s’obstine dans cette voie suicidaire. Les structures sociales-démocrates et leurs dirigeants ne sont pas à la hauteur des enjeux auxquels ils doivent faire face. Il n’y a pas non plus de débats d’envergure. J’étais en désaccord complet avec la « troisième voie » blairiste, mais elle produisait des textes avec une volonté de théorisation qui occupait le débat public et tendait à conquérir une certaine hégémonie intellectuelle. Or, face aux discours de la droite, identitaires, racistes ou nationalistes, qui occupent, eux, le débat public, la social-démocratie ne parvient plus à imposer ses thèmes. Des thèmes sur lesquels la gauche, si elle les reprenait, ne pourrait que perdre.

Philippe Marlière Professeur de science politique à l’University College de Londres.

Dernier ouvrage paru : La gauche ne doit pas mourir ! Le Manifeste des socialistes affligés (avec Liêm Hoang-Ngoc), Les Liens qui libèrent, 2014.

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Publié dans le dossier
Une social-démocratie à l'agonie
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