Trump : « La ligne de fracture est raciale »

Redonner du pouvoir à l’homme blanc mais aussi endiguer le sentiment de déclassement des classes populaires et moyennes américaines : l’américaniste Sylvie Laurent s’interroge sur la recette Donald Trump, la société qu’il dessine et la nécessité de réagir.

Ingrid Merckx  • 14 novembre 2016 abonné·es
Trump : « La ligne de fracture est raciale »
© Photo : SAUL LOEB / POOL / AFP.

Sexisme, misogynie, racisme, nativisme… Sylvie Laurent analyse en quoi le vote Trump satisfait le fantasme de l’homme blanc hétérosexuel dominant qui avait face à lui une femme riche de la côte Est, plus forte et donc humiliante.

Sylvie Laurent est américaniste. Chercheure associée à Harvard et Stanford, elle enseigne également à Sciences Po. Elle a notamment publié, au Seuil, La Couleur du marché. Racisme et néolibéralisme aux États-Unis (2016), Martin Luther King (2015 ; rééd. Points, 2016), et Homérique Amérique (2008).
Caricature rendue célèbre et transparente par la télévision et les réseaux sociaux, le candidat Trump a su se montrer rassurant pour les déclassés de toutes origines. Paradoxalement, car le programme du milliardaire compte les mesures les plus inégales qui soient. L’occasion pour l’auteur d’une biographie de Martin Luther King et d’un essai intitulé La Couleur du marché*, d’en appeler au sursaut des mouvements sociaux.

Le « pauvre Blanc » américain auquel vous avez consacré un essai (Poor White Trash, la pauvreté odieuse du Blanc américain, 2011) est-il celui qui a donné sa victoire à Donald Trump ?

Sylvie Laurent : C’est ce que beaucoup ont affirmé, à rebours d’une observation fine des résultats. Toutes les classes sociales se sont retrouvées dans une coalition favorable à Trump et d’ailleurs, cette dernière est en moyenne plus aisée que la coalition Clinton. La classe ouvrière précaire a d’abord voté Sanders, puis Clinton. La véritable ligne de fracture est raciale : le camp Trump rassemble des Blancs dont le sentiment d’identification et d’appartenance culturelle transcende les frontières géographiques, sociales et, plus étonnant encore, de sexe. Les femmes, même éduquées, se sont ralliées au candidat misogyne. C’est un paradoxe particulièrement intéressant pour comprendre les tensions qui traversent la société américaine à l’issue de trente années de délitement civique sous les coups des inégalités sociales.

Vous avez écrit qu’il fallait prendre garde à « la faribole d’une Amérique « post-sexiste » » dont l’élection d’Hillary Clinton aurait été le signe. Comment comprendre le vote de tant de femmes pour Donald Trump ?

S.L. : Les électeurs mais aussi les électrices de Donald Trump nourrissent l’espoir de revenir à une période où l’homme moyen blanc assurait la sécurité de la famille, selon un modèle patriarcal attaché à l’ère des Trente Glorieuses. Jusqu’aux années 1970, l’Amérique était profondément inégalitaire en matière de genre et de race mais les repères sociaux étaient assurés par des institutions fortes (l’Église, le syndicat, le réseau social) et le pater familias promettait l’ascension sociale à ses enfants grâce à un salaire lui permettant de financer leur éducation supérieure. Tout cela est révolu.

À l’ère de la vulnérabilité économique (qui, à la différence de la précarité touche la majorité de la population, y compris la classe moyenne encore aisée) et du dépérissement des institutions porteuses de cohésion sociale, la masculinité est en crise et elle a partie liée avec la question raciale. Or, si le père de famille blanc est déstabilisé dans ses fonctions traditionnelles, l’ensemble de la famille est bouleversé. Perdre sa maison est devenu une peur collective, et les femmes ont été particulièrement touchées par la baisse continue du revenu des ménages. Ce que semble dire leur soutien à Trump, c’est qu’elles échangeraient volontiers un peu d’égalité formelle entre les sexes pour le prix d’un retour à une ère de sécurité économique. Plutôt le patriarcat de « Mad Men » que la perspective du déclin qui vide de son sens les droits acquis. C’est un pari faustien.

Le droit des femmes à la contraception et à l’avortement est promis à un terrible recul, et je doute que les mesures d’égalité salariale votées par Obama soient préservées…. Mais la longue crise économique et sociale a brouillé les cartes. Les propos sexistes et misogynes de Trump ont sans doute joué en sa faveur. Non seulement ils témoignaient du caractère trublion d’un Trump peu disposé à se soumettre à une forme d’étiquette linguistique, un langage châtié propre aux politiciens professionnels qui apparaît souvent comme l’art de finasser. Mais, plus encore, la grossièreté et les outrances de Trump effacent son compte en banque : s’il a le patrimoine d’un milliardaire, il a le capital culturel d’un « homme d’en bas ». C’est une façon simpliste mais habile de faire oublier qu’il est millionnaire et qu’il n’a rien à voir avec les ouvriers de chantier qu’il exploite par ailleurs.

Faut-il rappeler cet autre paradoxe qui vit la majorité des travailleurs syndiqués des grands États industriels soutenir le Républicain alors qu’il a, dans plus de 80 % des cas, eu recours à des travailleurs non syndiqués, de ses hôtels new-yorkais à ses casinos d’Atlantic-City ? Même l’augmentation du salaire minimum est vilipendée par le grand patron qui prétend pourfendre le libre-échange en promouvant en réalité une économie « low cost » irréductiblement néolibérale.

Pourquoi Hillary Clinton n’est-elle pas parvenue à séduire les femmes ? Le sexisme a-t-il joué en sa défaveur ?

S.L. : Deux thèses s’opposent à propos d’Hillary Clinton. Et comme souvent, les deux sont un peu vraies. La première met en cause très sévèrement le choix des démocrates qui auraient dû, dit-on a posteriori, investir Bernie Sanders. Choisir une candidate qui était à ce point liée à Wall Street et aux puissants du monde, identifiée au « passif Clinton » et emblématique du pouvoir depuis trente ans, apparaît rétrospectivement malavisé. Indéniablement, on pouvait légitimement penser qu’elle aurait poursuivi les mêmes politiques néolibérales en faveur du marché et du business. C’est donc sa ligne politique et non sa personne qui serait fautive.

L’autre thèse, qui n’est pas exclusive de la première, consiste à dire que la véritable raison du rejet de Clinton est que c’est une femme. Le sexisme ordinaire de nos sociétés est exacerbé lorsqu’une femme atteint des positions de pouvoir qui contreviennent à l’ordre établi. Comment ne pas voir dans la haine que les supporters de Trump nourrissent à son égard un rejet viscéral, anthropologique, du pouvoir féminin ? On a entendu des foules hurler qu’il fallait « l’enfermer », « la tuer », « la pendre » !

Hillary Clinton s’est d’ailleurs toujours heurtée à une hostilité extrêmement forte de l’ordre patriarcal. À chaque fois que Bill Clinton a rencontré des difficultés dans sa carrière, de gouverneur de l’Arkansas puis de président, c’est elle qui a été mise en cause comme si c’était elle la responsable de ses échecs à lui. Trop ambitieuse, trop éduquée, trop impliquée. Alors qu’elle était en charge en tant que First Lady d’une réforme de l’assurance santé, un proche conseiller du président, inquiet de son impopularité grandissante, lui a conseillé de la renvoyer à une fonction plus traditionnelle, en somme de faire des gâteaux et s’occuper des enfants défavorisés. Hillary Clinton n’est pas irréprochable, de loin. Mais prendre le pouvoir après le double mandat d’un président noir était sans doute trop subversif pour une société américaine, dans laquelle les hommes blancs entendent continuer à tenir le haut du pavé.

Vous faites un lien entre la domination masculine sur le corps des femmes et l’exploitation des corps noirs. La fin du mandat Obama c’est donc aussi « la fin de la faribole sur une Amérique post-raciale » ?

S.L. : Le mandat d’Obama a, d’une certaine façon, réactivé une hostilité et un ressentiment. Donald Trump est apparu dans l’espace politique dans les semaines qui ont suivi l’élection d’Obama en suggérant qu’il était, parce que noir, certainement étranger et donc illégitime en tant que président. Et il l’a sommé pendant des mois de fournir son acte de naissance, lançant le birtherism, mouvement de délégitimation des Africains-Américains dont l’appartenance au corps social américain est contesté depuis l’origine de la République américaine. Trump a compris à ce moment-là le ressentiment de l’homme blanc inquiet devant l’érosion de ses privilèges et de sa préséance, qui vit l’assomption d’Obama comme une offense : « Comment se fait-il, grommelle-t-il, que mon revenu soit aussi faible et aussi stable depuis trente ans et que mes perspectives soient si mauvaises quand un Noir peut accéder au plus haut niveau de pouvoir ? ».

Cette amertume, exprimée dans l’isoloir par le Tea Party, s’est traduite par des attaques racistes à l’égard du président pendant ses deux mandats et le rejet de ses politiques, même Obamacare. Mais aussi par une désinhibition de la parole raciste alimentée en sous-main par l’angoisse du déclin démographique : l’homme blanc se sent non seulement en danger parce que les femmes et les minorités prennent davantage de pouvoir dans la société, mais aussi parce qu’à échéance de trente ans, il ne sera plus majoritaire. C’est déjà le cas dans certains États. Ce pays, fondé par des Blancs et pour des Blancs, a fait des progrès considérables sur la route de la métamorphose raciale, comprenant sa diversité de fait et la richesse de son multiculturalisme. Mais la domination blanche est une matrice identitaire profondément arrimée à l’idée que le citoyen se fait de sa place et de son statut. L’Américain blanc du cœur du pays ressent donc une forme de peur panique de tout perdre : la culture, les valeurs, la civilisation américaine dans une vision très nativiste. Tous les supporters de Trump ne sont pas racistes mais tous craignent les bouleversements d’un monde dans lequel ils croient comprendre que l’égalité des autres se fait aux dépens de leur condition à eux.

En quoi l’affaire des emails a-t-elle compliqué la campagne ?

S.L. : Cette histoire d’emails est devenue le symbole de quelque chose qui colle à la peau d’Hillary Clinton : l’idée qu’elle est intrinsèquement malhonnête, que sa probité sera toujours en cause, qu’il s’agisse des financements de la fondation Clinton ou de sa campagne. Là où l’on a accusé Donald Trump de ne pas être assez pudique et réservé dans son expression, de tout dévoiler sans le moindre filtre, on a reproché à Hillary Clinton le contraire. De trop cacher la vérité.

S’il est vrai qu’elle ne s’est pas bien débrouillée dans l’explicitation de cette histoire d’emails, le FBI a joué un rôle tout à fait ambigu en relançant l’enquête une semaine avant le scrutin. La « duplicité » de Clinton est devenu un élément de langage chez les électeurs de Trump, la métaphore des compromissions d’une classe politique qui ne rend jamais de compte. On ne peut que sourire en songeant en miroir à la liste des escroqueries commises par Donald Trump et dont on ne lui tint visiblement pas rigueur.

Y-a-il eu cet effet « télé-réalité » dans le vote pour Donald Trump ?

S.L. : L’un des effets délétères du néolibéralisme a été de dépolitiser les questions sociales, de jeter le discrédit sur les institutions politiques et d’entretenir la défiance vis-à-vis d’une démocratie représentative par ailleurs de plus en plus polluée en effet par le pouvoir de l’argent. Dans ce contexte, les médias tout-puissants comme NBC, qui a lancé « The Apprentice » mais également Fox News et les médias mainstream ont joué un rôle considérable. Trump leur a assuré une audience inédite et a transformé cette élection en un spectacle lucratif, une aubaine.

Chacune de ses déclarations, ou de ses tweets, étaient relayées in extenso alors que des discours essentiels de Bernie Sanders devant des dizaines de milliers d’Américains étaient à peine mentionnés ! Ils ont aidé Trump à façonner son personnage. Ici encore, ce dernier s’est révélé fin décrypteur des passions démocratiques. Dans un contexte de rejet des arrangements officieux entre membres de l’élite politique, l’omniprésence médiatique de Trump, fusse pour critiquer des médias partisans, lui a permis d’entretenir une conversation ininterrompue avec l’électorat, sans que les journalistes n’opposent leurs analyses de fond et les contre-arguments pourtant indispensables à une évaluation informée des propositions du candidat.

Donald Trump, parce qu’il a été présent pendant des années dans les foyers américains grâce à un show télévisé regardé par des millions de téléspectateurs, a donné le sentiment de proximité, de transparence et donc d’être digne de confiance. Son personnage à l’écran, hier comme aujourd’hui, relève de l’interprétation et donc de la manipulation des images. Mais, tel un nouveau Ronald Reagan, son image d’aventurier sans peur et sans reproche qui réussit et ne s’encombre pas des chicaneries et des conventions sociales l’a porté.

Comme Reagan, il incarne une masculinité désuète mais séduisante parce que synonyme de reconquête : Reagan disait « America is back » [« l’Amérique est de retour », NDLR], Donald Trump veut « rendre sa grandeur à l’Amérique ». On est dans le même champ linguistique : restaurer la hiérarchie passée. C’est le sens de l’influence de la « Alt-Right » auprès de Trump, sorte d’extrême droite américaine dure qui a convaincu Évangéliques et autres réactionnaires extrémistes qu’il retournait de l’avenir de la « civilisation américaine » menacée par les ennemis extérieurs et les parasites de l’intérieur. La haine de la Chine, des immigrés mexicains, des musulmans ou des femmes relève d’une même nostalgie aigrie. Mais, une fois encore, sans la lame de fonds des inégalités qui a vidé de son sens l’idée même de civisme (comment se sentir citoyen lorsque 99 % des richesses crées depuis la reprise économique est concentrée dans les mains de 0,1% de la population et que l’on vous répète que la crise est derrière vous et que l’Amérique va bien ?).

« Séisme », « choc », « révolution »… Quel terme choisiriez-vous à propos de cette élection ?

S.L. : Un peu tous, même si ça ne me paraît ni une aberration, ni un accident insensé. C’est un choc en tout cas. Une rupture historique car on n’a jamais eu un personnage aussi marginal dans le paysage politique et aussi disruptif à la tête des États-Unis. Ses valeurs semblent tellement orthogonales des idéaux égalitaires et universalistes de la nation américaine qu’on a le sentiment de vivre une nouvelle Sécession. Deux Amérique, irréconciliables et radicalement opposées, vont devoir réinventer l’union et réaffirmer ce qu’être Américain veut dire, par-delà race, classe, genre et statut. C’est un défi que le pays peut relever. Il revient aux progressistes de se retrousser les manches pour réinventer un discours commun et repenser l’alternative. La dissidence démocratique est dans leur ADN et je sais les mouvements sociaux capables d’engager une grande résistance civile, pacifiste et démocratique. La lutte ne fait que commencer.

* La Couleur du marché. Racisme et néolibéralisme aux États-Unis, de Sylvie Laurent, Ed. Seuil, 16€.

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