« Il faut un changement de politique à Berlin »

Des politiques de gauche et des économistes allemands plaident pour un tournant de l’Union européenne vers plus de solidarité et la fin de l’austérité. Les explications d’Axel Troost.

Rachel Knaebel  • 14 décembre 2016 abonné·es
« Il faut un changement de politique à Berlin »
© Emmanuele Contini / NurPhoto / AFP

Ils sont contre une sortie de l’euro, mais en appellent à des réformes de fond pour sauver l’Union européenne. En Allemagne, un groupe d’économistes hétérodoxes, de politologues et de responsables politiques issus du parti de gauche Die Linke, des Verts et des sociaux-démocrates publie un court ouvrage intitulé L’Europe peut aussi être solidaire [^1] ! Ils y dessinent les lignes d’une Europe qui mettrait fin aux politiques d’austérité.

Axel Troost, coauteur du texte, explique que, pour y parvenir, il faut un changement de politique au sein du gouvernement allemand. Et, dans la perspective des prochaines élections législatives dans le pays, en septembre 2017, c’est d’une alliance entre sociaux-démocrates, parti de gauche et Verts que pourrait surgir une véritable alternative, à Berlin et à Bruxelles.

Pourquoi publier aujourd’hui un texte qui en appelle à une politique alternative et de gauche à Bruxelles et à Berlin, mais qui est résolument opposé à toute sortie de l’euro?

Axel Troost : Aujourd’hui, au sein des gauches allemandes, il y a de nombreuses discussions à ce sujet. La zone euro ne devrait-elle pas être dissoute ? Ne vaudrait-il pas mieux retourner au système monétaire européen tel qu’il existait avant l’euro ? Faut-il même continuer avec l’Union européenne ? Des voix s’élèvent au sein de la gauche allemande pour dire que des pays comme la Grèce ou le Portugal devraient sortir de l’euro, que ce serait mieux pour eux. Cette position est aussi soutenue par certains membres de Die Linke. Le débat est vif, car il est clair que la zone euro et l’UE ne peuvent pas continuer comme aujourd’hui. Mais doit-on en sortir ou, au contraire, transformer l’UE ? Pour notre part, nous pensons que dissoudre la zone euro serait une grave erreur. Cela ne pourrait pas fonctionner.

Pourquoi ?

Le système monétaire européen d’avant l’euro ne fonctionnait pas si bien que ça. Il y avait des phénomènes de spéculation des monnaies les unes contre les autres. Cela pourrait très bien se reproduire en cas de sortie de l’euro d’un ou de plusieurs pays. Et ces derniers verraient certes leur monnaie nationale dévaluée, mais ils n’en tireraient pas grand avantage.

L’argument selon lequel des États qui reviendraient à leur monnaie nationale pourraient mener une politique financière et économique indépendante est faux, selon nous, parce qu’ ils resteraient dépendants des marchés financiers. Au bout de peu de temps, ils se retrouveraient en faillite ou devraient faire appel au Fonds monétaire international (FMI), qui leur imposerait en échange des politiques d’austérité, comme c’est le cas aujourd’hui.

Quelles réformes préconisez-vous alors ?

Nous voulons tout d’abord la fin des politiques d’austérité. Nous voulons un équilibre des économies européennes, ce qui signifie que le déséquilibre de l’excédent commercial allemand doit être sanctionné. Nous voulons des eurobonds [des emprunts communs des pays européens sur les marchés afin de protéger les États des attaques spéculatives, NDLR] pour que les États membres ne soient plus dépendants des marchés financiers pour emprunter. Nous voulons une véritable union sociale, avec des politiques d’emploi et de sécurité sociale coordonnées. Nous voulons une régulation bancaire efficace contre le dumping fiscal. Et – revendication controversée – un gouvernement économique commun mais soumis à un contrôle beaucoup plus fort du Parlement européen.

Vous soulignez la responsabilité allemande dans la crise politique que traverse l’Union européenne. Cette analyse est-elle partagée parmi la gauche allemande ?

À Die Linke, oui. Mais aussi au sein de l’aile gauche des Verts et du Parti social–démocrate (SPD). Nous disons que l’Allemagne est en grande partie responsable de l’état dans lequel se trouve l’UE aujourd’hui. Parce que l’Allemagne, et en particulier le ministre des Finances d’Angela Merkel, Wolfgang Schäuble, a empêché toute politique alternative à celle de l’austérité face à la crise de la dette. La France, l’Italie ou l’Espagne auraient pu dessiner une autre politique. Elles le voulaient. Elles n’y sont pas parvenues parce que l’Allemagne le refusait. C’est pourquoi nous estimons que cela n’a pas de sens de s’attaquer constamment à la Commission européenne. Il faut également et avant tout un changement de politique à Berlin pour qu’une nouvelle donne puisse s’imposer en Europe.

L’alternative devrait donc venir d’une modification du pouvoir au niveau du gouvernement fédéral allemand. Vous défendez, pour y parvenir, une alliance entre le SPD, Die Linke et les Verts [^2]…

Parmi les auteurs de l’ouvrage qui vient de paraître, il y a des représentants politiques de Die Linke, une membre de la commission des valeurs du SPD, l’universitaire Gesine Schwan, Frank Bsirske, qui fait partie de la direction de la centrale syndicale des services Verdi et des Verts… Les positions que nous y développons sont vraiment communes à ces différentes personnalités, à la fois sur l’analyse du rôle de l’Allemagne dans la crise européenne, sur les réformes à mener en Europe, sur la nécessité de sortir de l’austérité et sur les questions de politique migratoire. C’est le signe qu’une alliance rose-rouge-verte peut marcher.

Les perspectives pour qu’une telle coalition puisse fonctionner au gouvernement fédéral sont encore totalement ouvertes au sein des différents partis. Une telle alliance serait une condition pour que l’Allemagne puisse porter une politique alternative en Europe.

Craignez-vous l’émergence de courants nationalistes parmi les gauches européennes ?

Le danger existe, c’est certain. C’est pourquoi nous affirmons qu’il faut une politique européenne migratoire solidaire. Pour y parvenir, nous voulons par exemple donner aux communes européennes la possibilité de se porter volontaires pour accueillir des réfugiés, et de recevoir directement des fonds européens pour travailler à leur intégration. Ce serait une manière de contrer le repli nationaliste de certains gouvernements est–européens, polonais, par exemple. Car la ville de Varsovie s’est déjà déclarée prête à accueillir des réfugiés, contrairement au gouvernement polonais.

Votre ouvrage contient également une analyse des causes de la montée du nouveau parti de droite extrême Alternative für Deutschland (AfD) qui va à l’encontre des discours selon lesquels la politique migratoire de relative ouverture de Merkel en 2015 aurait conduit à la percée de ce parti…

L’AfD est particulièrement forte dans l’est de l’Allemagne, là où il y a peu de réfugiés et d’immigration en général, mais où l’insatisfaction quant aux conditions de vie, à la situation du marché du travail, au niveau des retraites, etc. est la plus grande.

L’Est accuse toujours un niveau de revenus nettement plus bas qu’à l’Ouest. Le niveau du chômage y est aussi plus élevé. Cela est dû à une politique d’austérité menée en Allemagne non pas ces trois ou quatre années passées, mais plutôt durant les quinze dernières. Les bons résultats économiques enregistrés depuis quelques années n’ont pas été utilisés pour corriger ces inégalités. De nombreux Allemands de l’Est ont le sentiment d’être exclus de la prospérité actuelle du pays.

Dans ce projet d’une refondation solidaire de l’Union européenne que vous portez, nouez-vous des contacts avec d’autres partis de gauche en Europe, comme celui de Jean-Luc Mélenchon en France, Podemos en Espagne, ou le mouvement DiEM25 de Yanis Varoufakis… ?

Je suis membre à titre personnel de DiEM25, et je me suis rendu dernièrement à Athènes pour parler avec le gouvernement d’Alexis Tsipras. Mais la coopération des gauches au niveau européen demeure compliquée. Il faut être réaliste, ça ne fonctionne pas bien. Il n’y a que peu d’échanges, le travail entre les partis est faible, et il est difficile de développer une continuité politique à travers les frontières. Il y a quelque chose à faire sur ce terrain.

[^1] Europa geht auch solidarisch !, Klaus Busch, Axel Troost, Gesine Schwan, Frank Bsirske, Joachim Bischoff, Mechthild Schrooten , Harald Wolf, VSA Verlag.

[^2] Une alliance entre Die Linke, le SPD et les Verts est déjà au pouvoir au niveau régional dans l’État-région de Thuringe depuis 2014, avec un responsable de Die Linke à sa tête. Une nouvelle coalition, cette fois avec le SPD à sa tête, devrait aussi gouverner la capitale, Berlin, à partir de décembre.

Axel Troost Économiste et député Die Linke au Bundestag.

Monde
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