Jihad, Bataclan : génération attentats

Quels points communs entre les jeunes traumatisés par les tueries de 2015 et 2016 et ceux partis se battre en Syrie, de plus en plus nombreux à revenir ? Et quelle cohabitation possible ?

Ingrid Merckx  • 21 décembre 2016 abonné·es
Jihad, Bataclan : génération attentats
© ZEp/Delcourt

Année 2015 : les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de Vincennes, la crise des réfugiés, les attentats du 13 novembre au Bataclan, au Stade de France et dans des cafés, et la COP 21 sur fond d’état d’urgence. 2016 : la loi travail et son cortège de répressions, Daech qui continue de diffuser des vidéos de décapitations, Nuit debout qui s’éteint dans les médias après avoir soulevé l’enthousiasme, ce camion qui, le 14 juillet, à Nice, fonce sur la foule…

Le paysage est plutôt désespérant pour les 20 ans d’aujourd’hui. Certes, comme pour beaucoup de monde et pour des cohortes de jeunes avant eux, enfants de la guerre ou « génération sida ». Mais avec cette particularité que ceux d’aujourd’hui se considèrent eux-mêmes déjà comme une génération « sacrifiée » ou « perdue ». C’est ce qu’il -ressort de « Génération What », consultation à laquelle ont répondu un million d’Européens. Les enseignements tirés par le CNRS-Cevipof des réponses de 320 000 Français âgés de 18 à 34 ans font état d’un pessimisme général sur la société française.

« Parmi ces jeunes, 73 % estiment que la crise économique aura un impact sur leur avenir et 53 % considèrent que leur vie sera plutôt pire que celle de leurs parents », résume Anne Muxel. Sociologue au CNRS-Cevipof [^1], elle insiste sur les éléments positifs qui émergent aussi de cette enquête, comme un optimisme individuel, des espérances fortes et une volonté contestataire… Mais elle constate une « aggravation du pessimisme » entre les deux temps de l’enquête : 2013 et 2016, alors qu’aucune question ne portait directement sur les attentats. Peu encline à parler de « génération », terme qui homogénéise une tranche d’âge « aux multiples visages », elle reconnaît un « terreau commun d’expériences » aux 18-34 ans : chômage, difficulté d’accès à l’autonomie et terrorisme.

Le manque de perspectives est l’un des points communs aux jeunes de la « génération Bataclan » et de la « génération jihad ». Soit des individus qu’a priori tout oppose, les uns victimes des autres, sirotant des verres en terrasse et dans des salles de concert, abattus, blessés ou choqués par des jeunes désespérés issus de milieux pauvres et immigrés pour beaucoup et se raccrochant à l’idée de « devenir quelqu’un » pour Daech, sur Terre ou dans l’au-delà.

« Je suis méfiant avec l’idée de fracture, et je n’aime pas opposer des jeunesses prétendument irréconciliables, objecte Serge Hefez. Les jeunes de la “génération jihad” ne sont pas si différents de ceux de la “génération Bataclan”. » Le pédopsychiatre rappelle que « l’adolescence est un âge terriblement mouvant » : « Certains vont aller très mal et être en pleine forme deux ans plus tard. De même, ils sont tellement en quête de sens, d’identité et de leur personnalité qu’ils peuvent très vite basculer, éventuellement dans une mauvaise direction. »

Le deuxième point commun pourrait être cette morbidité subie ou voulue, cristallisée autour des attentats. « Les attaques du 13 novembre 2015 marqueront émotionnellement ces générations, expliquait Anne Muxel dans Le Monde en novembre 2015. Bien davantage que les précédentes vagues d’attentats, dans les années 1980 et 1990 notamment. Car aujourd’hui, contrairement à hier, il ne s’agit pas d’attentats où l’extérieur s’importe sur la scène nationale, mais d’actes qui agressent la substance nationale même, le pays en tant que tel. »

Selon la sociologue, les jeunes ont souvent réagi par l’incompréhension : « Ils ont grandi dans une France ouverte et pluriculturelle […]_.__Aussi, ces attentats qui manifestent une haine violente de ce qu’ils représentent n’ont pas fini de les interroger. “Pourquoi nous détruire ?” Ce n’est d’ailleurs peut-être pas indifférent au fait qu’ils ont manifesté davantage que les autres générations une envie de résistance. »_

« La génération Bataclan entre en résistance », titrait Le Parisien Magazine le 16 juillet dernier, partant à la rencontre de cette jeunesse qui « a découvert la vie d’adulte dans une société marquée par la précarité, déjà, mais aussi ébranlée par le terrorisme. » Des jeunes qui n’étaient pas forcément sur les lieux, mais qui ont développé une forme d’anxiété avec cet « effet de sidération » qu’analyse le sociologue Gérôme Truc [^2]. La « génération Bataclan » ne regrouperait pas seulement les victimes directes des tueries de 2015, réactivées à Nice, mais leur entourage, les témoins et ceux qui se sont sentis proches de victimes, qui auraient pu être leur frère, leur sœur ou un ami… D’autres ont intégré une sorte de « culture du risque » et politisé des actions comme continuer à sortir, s’engager dans des collectifs, reprendre possession des espaces publics… La place de la République, noire de jeunes à peine quelques mois après le 13 novembre pour participer aux débats de Nuit debout, n’était pas la moindre des ripostes.

Serge Hefez, dont la fille se trouvait au bar Le Carillon avec des amis le 13 novembre, observe chez eux une vraie prise de conscience : « Comme des jeunes qui vivent soudain la guerre. Certains restent -traumatisés, d’autres réalisent que les valeurs implicites d’égalité et de droits de l’homme nécessitent un engagement, un combat. »

Le jihadisme est un mouvement de jeunes, souligne le sociologue Olivier Roy [^3], avec une spécificité inédite : la recherche de la mort. « Ce qui fascine, c’est la révolte pure, et non pas la construction de l’utopie. La violence n’est pas un moyen : elle est la fin. C’est une violence no future_. »_ Serge Hefez tempère : « Les jeunes radicalisés veulent mettre leur vie en jeu, mais pour en tester la valeur et l’importance. Ils jouent avec la mort pour qu’en réchapper soit encore plus grandiose. Le paradis n’est pas une fin en soi mais une renaissance ! »

La France est le pays -d’Europe qui a connu le plus de départs : environ 1 100 Français se sont rendus en Syrie depuis 2012, souvent en famille. Une minorité, mais au pouvoir symbolique fort. Ne serait-ce que par l’effet miroir, leur « désir de mort » ne laissant personne indemne. Une ville comme Lunel, dans l’Hérault, a connu vingt départs pour 26 000 habitants. Une bande de copains, comme à Orléans, Nice, Strasbourg, -Toulouse… Quel impact leur radicalisation a-t-elle pu avoir sur leurs voisins, leurs collègues, leurs anciens camarades ? Si Olivier Roy décèle une surreprésentation des fratries chez les jihadistes, que penser des fratries que le jihad a séparées ? Des familles déchirées, des groupes meurtris ? Qui se souvient, par exemple, du témoignage de cette amie d’enfance de Bilal Hadfi, un des terroristes du Stade de France ? Au lendemain de sa mort, elle confiait [^4] : « Je n’arrête pas de penser à ce qui se serait passé si j’avais été dans cette rue près du Stade de France ; s’il m’avait vue avant d’actionner la ceinture d’explosifs… »

Été 2016 : pour la première fois, le nombre de départs se tasse. Et les retours se font moins exceptionnels : 200 jeunes seraient parvenus à échapper au contrôle de Daech et à rentrer en France, soit un sur cinq. Un sur cinq aussi serait mort sur place. Et 700 y sont encore, pour moitié des femmes. « Plus de 400 enfants français vivent en Syrie, conditionnés et socialisés dans le jihadisme », précise David Thomson dans Les Revenants [^5]. Combien aimeraient rentrer ? Si Yassin, 23 ans, a pu revenir, malgré une balle dans le ventre et 25 kilos en moins, c’est parce que toute sa famille est allée le chercher. Le journaliste raconte comment les parents du jeune homme, médecins libéraux dans une ville de province, et ses sœurs de 14 et 15 ans ont dû s’enrôler et séjourner trois mois là-bas pour le localiser et élaborer un plan d’évasion. Fils de musulmans pratiquants aisés d’origine algérienne, déçu par ses études, Yassin est un cas à part.

Si le jihadisme n’est pas « exclusivement une idéologie de pauvres », le « jihad de bonne famille » reste marginal, précise David Thomson dans son livre, où il réunit des témoignages impressionnants. Enfant de chœur breton revenu en France avec quatre femmes et six enfants, repenti de 20 ans tenté par la radicalisation politique mais dégoûté par son année avec l’État islamique, jeune femme de 23 ans, « qui a repris une vie étonnamment banale avec une facilité et une rapidité déconcertantes »…

Quelle place pour ces revenants parmi leurs contemporains ? Et quid des fanatisés restés en France ? « Il y a tous les profils, commente Serge Hefez. Ceux qui ont du mal à décrocher. Ceux qui n’ont qu’une envie, c’est d’y retourner. De vrais repentis qui se soignent en luttant contre la radicalisation… » Le médecin se dit « surpris de constater à quel point ceux qui sortent de radicalisation ressemblent si vite aux autres. » Ils vivent dans les mêmes villes, se croisent peut-être. Un peu comme dans l’après-guerre. « La différence entre les jeunes entrés en résistance et les “Lacombe Lucien” n’était souvent qu’une question de trajectoire… »

Et de rappeler que, si on focalise sur ceux qui vont mal, 80 % des jeunes vont bien : « C’est une génération marquée par la mobilité, professionnelle et psychique. Ils veulent transformer le monde, non en rêvant du Grand Soir, mais en partant de ce qu’ils peuvent faire, à leur niveau. »

[^1] Avoir 20 ans en politique. Les enfants du désenchantement, Anne Muxel, Seuil (2010).

[^2] Sidérations. Une sociologie des attentats, Gérôme Truc, PUF.

[^3] Le Djihad et la mort, Olivier Roy, Seuil.

[^4] Rue89, 19 novembre 2015.

[^5] Seuil-Les Jours.

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