« Paterson », de Jim Jarmusch : Transports en commun

Dans Paterson, Jim Jarmusch met en scène un poète également chauffeur de bus. Un film inscrit dans la sérénité du quotidien et qui exalte simplement l’évident prodige des mots.

Christophe Kantcheff  • 21 décembre 2016 abonné·es
« Paterson », de Jim Jarmusch : Transports en commun
© Frederick Elmes

Comme nombre de héros de Jim Jarmusch, Paterson (Adam Driver) est un homme impassible, plutôt taiseux, mais dont la vie intérieure est un permanent bouillonnement. En prenant son petit-déjeuner avant de se rendre à son travail, il arrête son regard sur une boîte d’allumettes. Ce qui, en lui, va faire advenir un poème.

Paterson est poète et chauffeur de bus dans une ville du New Jersey qui porte le même nom que lui et où est né son maître en écriture, William Carlos Williams, l’auteur de Paterson. « Point d’idées sinon dans les choses [^1] », y a écrit -Williams. Ce qui donne une bonne -indication de la poésie que produit le personnage principal et du film lui-même, ancré dans le quotidien, matérialiste et attentif aux détails.

Dans un riche entretien accordé aux Cahiers du cinéma et publié dans le numéro d’octobre [^2], Jim Jarmusch explique que son film s’oppose à « tout ce cinéma surexcité », surchargé de rebondissements, saturé d’action et de violence. Il est vrai que Paterson est structuré comme une chronique routinière, déclinant l’un après l’autre huit jours dans la vie de Paterson et de sa fiancée, Laura (Golshifteh Farahani), que l’on retrouve chaque matin de la semaine, au cours de leur doux réveil, la caméra les filmant en surplomb de leur lit, à la verticale, photographie d’un bonheur serein. Paterson semble avoir besoin de ces rites banals – le petit-déjeuner de céréales, la marche vers son entrepôt de bus, la balade du chien le soir, avec un arrêt au pub – pour ne pas être diverti et rester présent au flux de mots qui le gagne. Il écrit dès qu’il le peut, juste avant de prendre son service, pendant sa pause du midi face aux chutes d’eau de la ville, le week-end.

Car Paterson est aussi un vrai travailleur. « Un conducteur de bus qui aime Emily Dickinson », s’étonne quelqu’un. Jim Jarmusch ne développe pas à proprement parler cette dimension sociale, mais le simple fait d’avoir imaginé son personnage ainsi n’est pas indifférent. N’oublions pas non plus que le mot « métaphore » vient du grec « metaphora », dérivé d’un verbe qui, en français, signifie « transporter ». On voit Paterson au volant de son bus, consciencieux, attentif aux discussions diverses tenues par les passagers. Pas de plainte chez lui – contrairement à l’un de ses collègues, accablé par les tracas de la vie – sur ce temps de labeur qui lui serait volé à l’écriture, ou sur le manque d’intérêt d’un tel métier face aux richesses insondables de la création.

Ce serait là tomber dans un romantisme fort éloigné de la personnalité du cinéaste. Paterson est marqué par cet humour placide si caractéristique chez Jarmusch. Par exemple, un jeu autour de la figure des jumeaux traverse tout le film, sans signification explicite, plutôt comme un amusant gimmick ou une récurrence poétique.

Le couple que Paterson forme avec Laura déclenche aussi des sourires. Un introverti d’un côté et une jeune femme fantasque de l’autre, ayant une idée nouvelle par jour. Elle décide d’apprendre à jouer de la guitare pour devenir une vedette de country ; puis de faire fortune en vendant ses cupcakes, etc. La maisonnée, ses vêtements, tout ce qu’elle touche est marqué au sceau de son « style visuel très fort », qu’elle revendique sans forfanterie et qui consiste à allier le noir et le blanc selon une harmonie que le spectateur peut trouver discutable. Ses inventions de cuisinière ne sont pas non plus toujours convaincantes. Pour preuve : Paterson avale avec difficulté quelques bouchées de la tarte au cheddar et aux choux de Bruxelles amoureusement confectionnée par la jeune femme, grâce à de grandes lampées d’eau secourables. Enfin, entre Paterson et Laura, le chien Marvin multiplie d’impayables mimiques.

Mais ces touches malicieuses n’induisent aucune ironie dans le regard du cinéaste sur ses personnages, pas plus que sur la ville éponyme, dont on aperçoit les rues et les habitants par le biais des parcours du bus de Paterson, et quelques bribes de son histoire dans le pub où celui-ci va boire une bière chaque soir. Le tenancier colle sur le mur derrière le bar différents articles de presse évoquant le rapport particulier d’une célébrité avec la ville de Paterson. Ainsi, Iggy Pop est le dernier à y être ajouté, pour un concert anciennement donné – clin d’œil à un film tourné sur le fondateur des Stooges par Jarmusch, et qui sortira en France dans quelques mois.

Avec Paterson, Jim Jarmusch prend non seulement le contre-pied du cinéma américain « surexcité », mais de tous les poncifs sur la création, entre inspiration torturée et biographie dramatisée. Le style du film est ici en parfaite adéquation avec la poésie qui s’écoule du stylo à bille de Paterson et qui s’inscrit simultanément à l’écran (due en réalité à un poète, Ron Padgett, lié à cette nébuleuse d’artistes nommée l’École de New York, très influencée par la poésie de William Carlos -Williams). Sobre, prosaïque, avec soudain une brève échappée furieuse, sinon lyrique. Cette poésie dont le cinéaste est nourri, jalonne déjà ses films antérieurs – Lautréamont dans Permanent Vacation, Robert Frost et Walt Whitman dans Down by Law, William Blake dans Dead Man

Derrière son charme si particulier, Paterson est une œuvre profonde. Jim Jarmusch y donne en partage un art qui élargit la respiration. Les mots de -Paterson ouvrent des espaces à habiter, effacent le surplus qui encombre. Et chaque page blanche présente toujours plus de possibilités, comme le glisse à Paterson un Japonais de passage, poète lui aussi. C’est ce même effet que produit le film : on en ressort disponible à l’imperceptible du monde.

[^1] Traduit de l’américain par Yves di Manno, Corti, 2005.

[^2] N° 726, octobre 2016.

Paterson, Jim Jarmusch, 1 h 45.

Cinéma
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