Poutine : Le culte de la force

De la Tchétchénie à la Syrie, le président russe ne connaît qu’une méthode extrême, qui répond à l’esprit de revanche d’un pays longtemps humilié.

Denis Sieffert  • 14 décembre 2016 abonné·es
Poutine : Le culte de la force
© ALEXANDER NEMENOV/AFP

Il est 5 h 30 du matin, ce 1er janvier 2000, lorsque Vladimir Poutine arrive à Goudermes, après un périple aussi secret que mouvementé. La deuxième ville tchétchène a été reprise un mois et demi plus tôt aux rebelles indépendantistes par les forces russes. Il s’adresse aux soldats en ces termes : « Ce que vous faites est nécessaire au pays. Il s’agit de recouvrer notre honneur et notre dignité, mais aussi de mettre fin à la débâcle de la Russie [^1]. » Le président russe, âgé de 47 ans, entame par ces mots une campagne militaire qui sera pour lui fondatrice. Il n’est pas seulement question de stopper la révolte séparatiste dans cette petite république du Caucase, à l’extrême sud-ouest de l’ex-Union soviétique. Il est aussi question d’honneur retrouvé pour la Russie, d’autorité du pouvoir central et de rang dans le concert international.

Qui ne comprend ça ne peut comprendre Vladimir Poutine. Jeune, sportif, courageux, il veut à l’orée du XXIe siècle incarner, par sa personnalité même, la rupture avec un Boris Eltsine alcoolisé et vacillant. Poutine, l’ancien officier du KGB, parvient au sommet de la vie politique, après dix ans de déchéance et d’humiliation pour la Russie. Dix ans de colonisation économique et idéologique par les Occidentaux. Une période qui va se traduire par l’émergence d’une oligarchie financière et d’une mafia qui prospèrent sur l’effondrement de l’État. Les Tchétchènes vont payer chèrement le prix de cette tentative de -réhabilitation. Ils vont payer pour la crise des Balkans et pour les Kosovars, dont l’indépendance a été imposée par les Occidentaux, en 1999, aux dépens des Serbes, cousins slaves de la Russie.

Poutine va inaugurer en Tchétchénie, petite république d’un million trois cent mille habitants, sa stratégie de guerre totale. Un déluge de bombes va bientôt anéantir la capitale, Grozny. Le chiffre de 150 000 morts est généralement attesté, soit plus de 10 % de la population. Grozny préfigure Alep. Côté communication, Poutine a recours à une valeur sûre de la propagande coloniale : le mot « guerre » n’est jamais prononcé. Il s’agit d’opérations « antiterroristes ». Les morts sont toujours des « bandits ».

Une Guerre froide ?

Si l’expression n’est pas employée, cela y ressemble. Un nouveau climat de « guerre froide » s’est bel et bien installé entre les États-Unis et l’Union européenne d’un côté, et la Russie de l’autre. Cela apparaît dans un document stratégique publié par Moscou. La menace d’« expansion géopolitique » de l’Union européenne y est dénoncée, ainsi que la tentative, conjointe avec les États-Unis, de « saper la stabilité régionale et globale ». Les installations de bases de l’Otan aux portes de la Russie sont sans aucun doute la cause première de ces tensions. L’organisation militaire sous commandement américain aurait dû disparaître avec le démantèlement de l’URSS. C’est peu dire que ça n’a pas été le cas. En s’émancipant ensuite de toutes les règles du droit international, en Crimée et surtout en Syrie, la Russie a évidemment contribué à cette détérioration des relations internationales. Il existe cependant une grande différence entre la crise actuelle et la guerre froide (nommée ainsi par George Orwell) de 1947 à 1991 : la Russie n’est pas l’URSS. Elle n’est plus détentrice d’un système concurrent. C’est un pays capitaliste en proie aux pires excès. La guerre froide d’aujourd’hui n’est donc rien d’autre qu’une confrontation entre nationalismes. Ce qui n’est pas plus rassurant.

Il est vrai que, depuis le départ des troupes russes -d’Afghanistan, la Russie est aux prises avec une montée de l’islamisme radical dans le Caucase. Dans cette Tchétchénie à dominante sunnite, la question religieuse se superpose bientôt à la revendication séparatiste. À tort ou à raison, les Tchétchènes sont régulièrement accusés d’être à l’origine des attentats dont la Russie est la cible : quelque trois cents morts entre le 31 août et le 16 septembre 1999. D’autres attentats marqueront les premières années de la présidence Poutine. Chaque fois, le président russe emploie la même stratégie : pas de quartiers ! Ni pour les terroristes ni pour les otages. En octobre 2002, il fait donner l’assaut contre le théâtre de la -Doubrovka, dont les spectateurs sont retenus par un commando islamiste : 67 otages sont tués sur le coup, 62 autres mourront peu après, asphyxiés par les gaz utilisés par les forces de l’ordre. En septembre 2004, il fait donner l’assaut dans une école de Beslan, en Ossétie du Nord, dont les élèves et les parents sont aux mains des terroristes. Bilan : 95 morts.

Le plus étonnant, vu de France, c’est la réaction de l’opinion russe face à ce mode de « résolution » des conflits. Ce pouvoir qui ne transige jamais recueille l’approbation de la population. L’écrasement de la résistance tchétchène et l’anéantissement de Grozny sont perçus en Russie comme les manifestations d’une puissance retrouvée. La peur de l’islamisme radical le dispute à la résurgence d’un nationalisme grand-russe, d’essence chrétienne. Malgré des centaines de milliers de victimes innocentes, Poutine est au zénith. Avec lui, la Russie tient sa revanche. L’écrivain Vladimir Fédorovski note que le maître du Kremlin s’impose par « l’habileté de son utilisation du code mental du pays ».

Là où, en France, les organisations de défense des droits de l’homme crieraient à juste titre au scandale après de tels bains de sang, Poutine est porté au pinacle. C’est un pays revanchard qui l’acclame. Même l’assassinat d’Anna Politkovskaïa – et de vingt autres journalistes depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine – ne suscite pas de fortes réactions. Il est vrai que les médias sont soigneusement verrouillés et que la peur fait le reste. L’exécution de l’opposant Boris Nemtsov, en février 2015, sur un pont à deux pas du Kremlin, ne provoque lui aussi qu’un émoi de courte durée. Peu ou prou, la population considère que ces événements sont la rançon du retour à la puissance russe. Poutine est perçu comme protecteur face à trois périls : le dépeçage économique de la Russie par les oligarques qui ont prospéré sous -Eltsine ; la menace islamiste venue du Caucase et d’Afghanistan ; et la vassalisation politique par les États-Unis. Trois menaces réelles mais qui ont aussi servi de prétexte à Poutine pour renforcer son pouvoir.

Face aux oligarques, une phrase prononcée dès 2000 résume l’attitude de Poutine : « Poursuivez vos affaires, mais ne touchez pas à la politique [^2] ! » De fait, les ennuis ont commencé à s’accumuler sur le plus célèbre d’entre eux, Boris Berezovski, lorsqu’il est devenu gênant pour Poutine, qu’il a longtemps soutenu. Il sera retrouvé mort dans sa maison du Berkshire (Royaume-Uni) en 2013. D’abord grand ami de Poutine, un autre oligarque célèbre, Mikhaïl Khodorkovski, tombe également, au moins autant pour ses accointances avec les États-Unis que pour ses malversations financières.Quoi qu’il en soit, la population a l’illusion que Poutine combat la dérive mafieuse. Quant à la menace islamiste, elle est alimentée par la sauvagerie de la répression face aux revendications indépendantistes. Là aussi, l’amalgame indépendance-jihadisme préfigue Alep.

Mais c’est le troisième péril, ce que l’historien Jean-Jacques Marie appelle « l’encerclement américain [^3] », qui conduit Poutine à montrer le plus spectaculairement ses muscles dans les conflits qui se développent aux marches de la Russie. Cet « encerclement » est indéniable. Jean-Jacques Marie dresse un inventaire implacable de toutes les ONG à double face, de tous les conseillers militaires américains et autres officines qui se sont installés dans les pays baltes, en Georgie, en Ukraine, exerçant un soft power en lisière de l’ex-Union soviétique. Dès 1997, se forme à l’initiative de Washington le GUAM (pour « Georgie, Ukraine, Azerbaïdjan et -Moldavie »), qui regroupe quatre pays de l’ex-Union soviétique désireux de s’intégrer au monde occidental identifié à la démocratie.

Deux écueils sont à éviter dans l’interprétation de ce mouvement qui débouchera sur la double révolution ukrainienne. Tout ne peut se réduire à une manipulation américaine, et encore moins à un complot fasciste, comme le prétendra Moscou à propos de l’Ukraine en 2014. La révolution ukrainienne, en particulier, correspond à une véritable mobilisation de masse contre un pouvoir pro-russe corrompu. Mais il serait naïf de ne pas prendre en compte le travail de sape des États-Unis et des Européens, principalement allemands. Dès 1997, Zbigniew Brzezinski, alors conseiller de Jimmy Carter, parle de « l’élargissement de l’Otan jusque dans l’espace soviétique [^4] ». De fait, c’est ce qui advient. Mais ce que la propagande poutinienne omet de dire, c’est que le président russe a lui-même adhéré à cette stratégie avant, peut-être, d’en mesurer les conséquences. En 2001, il autorise l’ouverture d’un bureau de l’Otan à Moscou. La Russie nouvelle va-t-elle s’intégrer complètement au monde occidental ou reprendre une indépendance qui n’a plus guère qu’un contenu nationaliste dès lors que le système soviétique n’est plus ? Le zèle américain conduira Poutine à un brusque changement de pied. L’intervention russe en Georgie en 2008 et plus encore l’annexion brutale de la Crimée, ukrainienne depuis 1954, marquent ce tournant.

L’engagement en Syrie pour sauver le régime dictatorial de Damas s’inscrit dans cette logique de « révolte » contre l’influence rampante des Occidentaux. Poutine agit à Alep comme il a agi en Tchétchénie, n’hésitant pas à massacrer la population civile et se désintéressant de la lutte contre les jihadistes de Daech, qu’il renforce indirectement. Les intérêts russes et le pouvoir de Vladimir Poutine balaient toute autre considération. Mais cette doctrine du mépris du droit n’a pas seulement des conséquences dramatiques pour ses victimes, elle diffuse une culture de la violence dans la société russe. Au point qu’une véritable « criminalité d’État » s’est installée et que les forces de l’ordre sont souvent comparées à des milices pouvant tuer ou torturer impunément [^5]. À l’intérieur comme à l’extérieur, Poutine « règle » les problèmes, mais à quel prix ?

[^1] Cité par Frédéric Pons dans Poutine, Calmann-Lévy, 2014.

[^2] Ibid.

[^3] La Russie sous Poutine, Payot, 2016.

[^4] Ibid.

[^5] Ibid

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Poutine : Pourquoi il fascine
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