Vivre dans un studio

Dans Hollywood. La Cité des femmes, Antoine Sire évoque les comédiennes marquantes de l’âge d’or du cinéma américain, de 1930 à 1955, montrant comment, dans leurs rôles ou par des combats spécifiques, elles ont ferraillé pour leur liberté.

Christophe Kantcheff  • 14 décembre 2016 abonné·es
Vivre dans un studio
© Scotty Welbourne/Kobal/The Picture Desk/AFP

Attention, ce livre sur les actrices à -Hollywood, entre 1930 et 1955, n’a rien de l’habituelle publication sur papier glacé montrant les stars dans des poses plus ou moins suggestives. –Hollywood. La Cité des femmes est une somme comme il n’en existait guère sur les figures féminines de cet « âge d’or » du cinéma américain. On trouve ainsi au fil des pages, organisées comme une encyclopédie thématique, les noms de Bette Davis, Ava Gardner, Grace Kelly, Gene Tierney ou Cyd Charisse, mais aussi ceux moins connus de Ruby Keeler, Lizabeth Scott, Carmen Miranda ou Judy -Holliday…

Mieux, l’auteur, Antoine Sire, qui a accompli ici un formidable travail de recherche, s’est attaché à mettre en avant les conditions qu’Hollywood réservait à ces actrices et dans quelle mesure certaines d’entre elles ont pu conquérir une marge d’indépendance. Les studios étaient tout-puissants alors. L’image de la femme comme cible de la libido masculine y était normée, les personnages centraux et les plus complexes étaient dévolus aux hommes, et les comédiennes étaient pour la plupart tenues d’interpréter les rôles que le studio auquel elles étaient liées leur imposait.

« Peu de femmes auront été aussi exploitées que les comédiennes de cette période », écrit Antoine Sire dans son avant-propos. Ajoutant cependant : « L’incroyable force émanant des actrices possède quelque chose de libérateur. Elles se dressent fièrement devant le destin, devant leur époque si prompte à les enfermer dans le scandale, et, naturellement, devant les hommes. »

Pour être juste, plusieurs d’entre elles se sont vu malmener, sinon martyriser, par une machinerie impitoyable. Comme Veronica Lake, vedette du film noir, ravagée par un succès trop fulgurant, ou Rita Hayworth, exploitée par celui qui en fit une actrice, son premier mari, puis persécutée par le producteur Harry Cohn. Mais on s’attardera ici sur quelques exemples de femmes qui ont trouvé les ressources, parfois dans la douleur, pour imposer ce qu’elles étaient ou ce qu’elles voulaient.

C’est le cas de celle qui ouvre le livre : Greta Garbo, dont la légende a forgé l’image d’une actrice distante et solitaire. Dans Grand Hôtel (1932), d’Edmund Goulding, elle interprète une ballerine russe en fin de carrière, qui refuse de danser. « Je veux être seule […]_. Je veux juste être seule »_, dit son personnage, tandis que son agent la menace de la poursuivre en justice, « étonnante mise en abyme, commente Antoine Sire, des relations tendues qui sont les siennes avec la MGM ». La légende n’est pas sans rapport avec la réalité.

Mais le plus subversif, chez Garbo, tient à son identité sexuelle ambiguë, qui ne -correspond pas exactement aux canons de la MGM. « Dans la carrière de la divine Suédoise, écrit l’auteur, il y aura toujours un mouvement de balancier entre la courtisane lascive reflétant l’imaginaire conventionnel du studio et un garçon manqué aux désirs d’indépendance correspondant davantage à sa personnalité. »

Un épisode méconnu en dit long sur le caractère entier d’une autre actrice, Ingrid Bergman : en 1946, alors qu’elle joue Jeanne d’Arc sur scène (qu’elle interprétera deux fois au cinéma), elle se rend compte que le théâtre de Washington, où elle se produit, n’admet pas les Noirs. Sans attendre la représentation, elle déclare dans une conférence de presse qu’elle ne remettra plus les pieds dans cette ville. Mais le scandale lié au nom d’Ingrid Bergman tient à son choix de rejoindre séance tenante Roberto Rossellini, dont elle était tombée amoureuse, laissant derrière elle son mari, sa fille et… les studios.

Le lobby puritaniste, si influent à Hollywood, au moyen d’une campagne de boycott lancée contre la future interprète de Stromboli (1950), s’emploie à lui barrer définitivement toute possibilité de retour aux États-Unis. À la fin des années 1950, Ingrid Bergman figurera de nouveau dans des films américains, mais dont les tournages se déroulent en Europe.

D’Olivia de Havilland, on a retenu le couple qu’elle formait à l’écran avec Errol Flynn dans nombre de films, dont le plus célèbre : Les Aventures de Robin des Bois (1938). Travailleuse acharnée, d’une grande exigence artistique, elle est aussi sortie victorieuse d’un combat historique contre le studio dont elle dépendait : la Warner.

Au terme de son contrat de sept ans, Olivia de Havilland découvre qu’elle « doit » encore vingt-cinq semaines à la Warner parce qu’elle a refusé certains rôles. Mais l’actrice ne se laisse pas faire et entame en 1943 un procès à Jack Warner, cador d’Hollywood qui a déjà eu gain de cause face à Bette Davies, quelques années plus tôt, pour une affaire similaire. Mais, cette fois, la justice donne raison à l’actrice. Cette décision provoque un tremblement de terre à Hollywood. La « jurisprudence Havilland » changera en effet la vie de tous les comédiens.

Le cas d’Ida Lupino est sans doute parmi les plus exceptionnels. Actrice remarquable, notamment chez Raoul Walsh ou Jean Negulesco (La Femme aux cigarettes, 1948), elle crée sa propre maison de production en 1947 et passe derrière la caméra deux ans plus tard, remplaçant au pied levé un réalisateur décédé juste avant le tournage. Les six films qu’elle a signés, à résonance sociale et féministe, témoignent d’une forte personnalité. Les plus marquants : Outrage (1950) évoque sans détour les séquelles d’un viol ; Bigamie (1953) met en scène, sans jugement manichéen, un homme ayant deux vies parallèles avec deux femmes.

Après Dorothy Arzner, Ida Lupino fut la deuxième femme à devenir cinéaste au sein de studios si profondément phallocrates. Antoine Sire lui consacre vingt pages, à la fois justes et pleines d’admiration, emblématiques de ce livre nécessaire.

Hollywood. La Cité des femmes, Antoine Sire, Institut Lumière/Actes Sud, 1 261 p., 59 euros.

Culture
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