Crimes et récit

Relatant la révolte menée par l’esclave Nat Turner, Birth of a Nation ajoute de nouvelles polémiques à une histoire épineuse.

Pauline Guedj  • 11 janvier 2017 abonné·es
Crimes et récit
© Jahi Chikwendiu/20th Century Fox 2017

Le 21 août 1831, un groupe d’esclaves pénètre dans plusieurs riches demeures du comté de Southampton, en Virginie. Il fait nuit. Les insurgés sont armés de haches. Un à un, ils exécutent tous les Blancs qu’ils croisent sur leur chemin, les maîtres, les contremaîtres, leurs épouses et leurs enfants. Après deux jours, la révolte est écrasée par les milices du comté. Tous les insurgés sont exécutés. Au bout de deux mois de cavale, Nat Turner, le meneur du mouvement, est arrêté. Jugé et condamné, il sera pendu puis démembré, son corps livré à la vindicte populaire.

Événement majeur de l’histoire de l’esclavage aux États-Unis, la révolte de Nat Turner en est aussi l’un des épisodes les plus sanglants. Violent par sa nature même, l’événement le sera surtout par les répressions occasionnées. L’Amérique est hantée par les échos de la révolution haïtienne, advenue jour pour jour quarante ans plus tôt. Dans les mois qui suivent la révolte, aux innombrables sévices habituellement portés aux esclaves, s’ajoute le meurtre de plusieurs d’entre eux, jugés dangereux. Châtiments corporels et punitifs se multiplient. Nat Turner, devenu une figure légendaire, est l’objet de campagnes visant à mobiliser planteurs et esclaves contre la possibilité de toute insurrection. Avant son exécution, participant à sa légende, Turner effectue un long entretien avec un juriste, Thomas R. Gray. Son témoignage, destiné au procès, est publié. Le livre, intitulé Confessions, qui vient de paraître dans une très bonne traduction commentée, deviendra l’un des classiques de la littérature des « récits d’esclaves ».

Écrit, réalisé et interprété par Nate Parker, Birth of a Nation, dans les salles françaises cette semaine, constitue la première adaptation cinématographique du parcours de Nat Turner. Toute-fois, l’opus n’est pas la première lecture romancée de la révolte. En 1967, déjà, William Styron avait tenté d’imaginer l’histoire de Nat Turner, brodant largement sur l’historiographie disponible. Le livre [^1] fut salué par la critique et par certains auteurs afro–américains, tel James Baldwin, et obtint même le prix Pulitzer.

Cet engouement sera toutefois entaché par la parution d’un ouvrage en réponse, dirigé par l’historien afro-américain nationaliste John Henrik Clarke. Styron y est accusé de professer une fausse image de Nat Turner, teintée de racisme et de romantisme, d’accentuer son caractère instable et de lui inventer une relation jugée scandaleuse avec une fille de planteur. En creux, c’est la remise en cause, fondamentale dans l’idéologie du Black Power, d’une histoire des États-Unis eurocentrée, contée seulement depuis la perspective des Blancs et sur laquelle les Noirs doivent reprendre le pouvoir.

Par son contenu et son destin, Birth of a Nation évoque parfois l’épopée du livre de William Styron. Comme le roman, le film donne dans la psychologie. Comme le livre, il est au cœur de controverses et prête à une réflexion sur l’écriture de l’histoire. Projeté au festival de -Sundance en janvier 2016, Birth of a Nation a reçu le grand prix du jury et celui du public. Le film est l’objet du contrat de distribution le plus cher de l’histoire du festival. Cet opus politique, à travers le parcours de Nat Turner, se veut une dénonciation de toute l’expérience de discrimination subie par les Noirs américains depuis les plantations jusqu’aux ghettos.

Pourtant, quelque temps avant sa sortie, le film a été rattrapé par le passé de son réalisateur, qui, en 1999, a été accusé de viol. La presse américaine s’est divisée, appelant pour partie au boycott. Au cœur des objections, la dénonciation de la place laissée aux femmes dans le film. Effacées, muettes, agressées, violées, celles-ci restent spectatrices des agissements et de la révolte de Turner. Une lecture de l’histoire jugée là encore mal centrée, mais cette fois-ci axée sur le point de vue unique d’un homme noir surpuissant déniant aux femmes toute capacité d’action.

Birth of a Nation emprunte son titre au film de D. W. Griffith de 1915, apologie du Ku Klux Klan et récit sudiste de la guerre de Sécession. Pour Nate Parker, il s’agissait de remplacer cette vision raciste de l’histoire par une seconde donnant la voix aux opprimés. Dans ce projet important, il semble toutefois que les femmes n’aient pas encore leur juste place.

[^1] Les Confessions de Nat Turner, de William Styron, traduit de l’anglais par Maurice-Edgar Coindreau, Folio/Gallimard.

Birth of a Nation, Nate Parker, 1 h 50.

Confessions de Nat Turner, traduit de l’anglais et suivi d’Une révolte en noir et blanc par Michaël Roy, éd. Allia, 80 p., 6,50 euros.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes