Jean-Claude Michéa, idolâtre d’un peuple idéalisé

Anticapitaliste affirmé mais pourfendeur de l’esprit « libéral-libertaire », le philosophe Jean-Claude Michéa est adulé autant par une partie de la gauche que dans certains milieux réactionnaires.

Olivier Doubre  • 8 février 2017 abonné·es
Jean-Claude Michéa, idolâtre d’un peuple idéalisé
© Photo : Hannah Assouline/Opale/Flammarion

Pour un lecteur de gauche, ou de gauche radicale, le titre du dernier livre de Jean-Claude Michéa, Notre ennemi, le capital [1], ne peut qu’engager à une lecture gourmande en ces temps troublés de défaites politiques et d’apparentes incertitudes idéologiques. Ce titre annonçant un retour aux fondamentaux d’un anticapitalisme de choc, le lecteur s’apprête à découvrir une charge novatrice contre le néolibéralisme autoritaire de notre époque, entre Trump, Erdogan et Poutine…

Or, Jean-Claude Michéa l’a reconnu à de nombreuses reprises, il écrirait plus ou moins « toujours le même livre ». Si ses premiers textes, parus au mitan des années 1990, ont été remarqués alors, à gauche en particulier, c’est d’abord parce qu’il y analysait le capitalisme néolibéral comme une médaille à deux faces, caractérisé par l’alliance du libéralisme économique et du libéralisme culturel. Mais aussi parce que la gauche de gouvernement, ayant oublié le social, se serait limitée, depuis la seconde moitié des années 1970, aux seules revendications « sociétales ». À partir des années 1980, rappelle-t-il à nouveau dans son dernier livre, « chaque fois que les règles de l’alternance unique conduisent à confier à un pouvoir de gauche le soin de “gérer loyalement le capitalisme”, on peut être sûr que ce dernier ne manquera pas de dissimuler cette gestion libérale sous un flux continu de réformes dites “sociétales” (mariage pour tous, vote des étrangers, dépénalisation du cannabis, lutte contre l’accent circonflexe, etc.) ».

Si la critique peut être entendue à l’encontre d’une gauche de gouvernement ayant délaissé ou échoué en partie à protéger les classes populaires, Jean-Claude Michéa n’a de cesse, à longueur de pages, de fustiger, en les mêlant systématiquement, « le triomphe des idées libérales (aussi bien sur le plan économique que politique et “sociétal”) [qui] doit être défini comme une véritable contre-révolution culturelle ». Particulièrement visées sous sa plume, les « minorités » (les guillemets sont de l’auteur), jusqu’aux « marginaux », pour lesquelles les libéraux progressistes, depuis Flaubert dès avant la Commune, durant l’affaire Dreyfus (marquée par l’alliance de Jaurès et des socialistes français avec la bourgeoisie radicale) et jusqu’à notre « gauche taubirienne », affichent « fascination », « sollicitude libérale » ou « sympathie en toutes circonstances ». Ce qui « implique un profond mépris, par ailleurs, pour l’immense majorité des classes populaires ». Voilà, selon le philosophe, les « continuelles palinodies de la gauche » d’aujourd’hui…

En ouverture de ce dernier livre, Jean-Claude Michéa reproduit un entretien accordé au « jeune site socialiste et décroissant Le Comptoir », rédigé en janvier et février 2016. Sa critique du capitalisme est indissociable de celle de « la notion de “Progrès” », notion dont le « rôle central dans l’imaginaire de la gauche […] continue de définir le noyau dur de toutes ses analyses et le principe de toutes ses excommunications ». Une gauche qui, pour lui, se différencie des « différents courants socialistes, dont l’unité philosophique tenait, en premier lieu, à leur volonté commune de promouvoir “l’émancipation sociale des prolétaires” », et qui sont le fruit de la protestation « contre la forme de société atomisée et déshumanisante » issue de la révolution industrielle.

Membre d’Attac et militant libertaire, sociologue et philosophe, Philippe Corcuff s’est intéressé de près aux écrits de Jean-Claude Michéa. Notamment parce qu’il notait les fréquentes références à son travail dans les milieux anarchistes, chez certains du Parti de gauche ou du PCF. « Il faut savoir que Michéa est aussi beaucoup lu, apprécié et cité très à droite, chez les néoréactionnaires ou néoconservateurs, d’Éric Zemmour ou Alain Soral à Alain de Benoist, mais aussi chez Finkielkraut, Élisabeth Lévy et l’aire d’influence de son magazine, Causeur, précise le sociologue. Car, évidemment, ses attaques contre la gauche et son hostilité à la reconnaissance de droits individuels et collectifs, des femmes ou des minorités, et plus largement à ce qu’il range dans cette catégorie fourre-tout du “sociétal”, ne peuvent que plaire à ces gens-là. »

Si Le Comptoir, admirateur inconditionnel de Michéa, affiche un ancrage à gauche, d’autres sites ou publications (comme Raskar Kapac, Philitt ou Limite) de jeunes intellectuels se présentant volontiers comme « postmodernes », pour ne pas dire « antimodernes », se réclament de la même lignée intellectuelle. Décroissants affirmés, pour beaucoup chrétiens, en tout cas attachés à une certaine idée de la tradition, et antilibéraux réactionnaires façon Joseph de Maistre ou Louis de Bonald, beaucoup de ces jeunes gens sont passés par Le Figaro, Valeurs actuelles ou le site de droite Atlantico. Comme Eugénie Bastié (du Figaro et d’Europe 1), journaliste très « Manif pour tous » et fondatrice de la revue « d’écologie intégrale », mais catholique et de droite, Limite. Et ceux-là n’hésitent pas à condamner l’avortement, voire le préservatif, leur entourage comptant parfois des proches de Marion Maréchal-Le Pen…

Pour cette nébuleuse, la pensée de Jean-Claude Michéa représente assurément un point de repère ; sa vive critique du clivage gauche/droite nourrit leur réflexion, sinon encourage leur anticonformisme réac. « Il n’a jamais renié ces usages pour le moins douteux de ses écrits, souligne Philippe Corcuff. Or, Michéa ne cesse de se placer, sur le terrain des valeurs, dans une perspective réactionnaire, oubliant toujours la question de l’égalité, alors que les revendications en faveur des droits individuels et collectifs des femmes, des minorités ou des populations discriminées, portées par les mouvements anticapitalistes depuis les années 1970, participent toujours aujourd’hui de façon indissociable d’une pensée de l’émancipation et de la question sociale, de l’égalité salariale hommes/femmes à la lutte contre les discriminations à l’embauche. »

Il faut reconnaître à cette droite réactionnaire, héritière de la « nouvelle droite » des années 1970 qui a mené avec succès le combat contre la pensée de gauche, sa curiosité pour des auteurs étrangers à sa famille de pensée. Directeur de l’Observatoire des radicalités politiques et religieuses (lié à la Fondation Jean-Jaurès), spécialiste de l’extrême droite, Jean-Yves Camus reconnaît que « cette droite-là sait lire, aime lire, y compris des auteurs de gauche. Ce qui la différencie sans doute de la droite de gouvernement ! ». Il ajoute : « La façon dont Michéa essentialise le peuple ne peut que plaire à cette droite-là. »

Ce « peuple » occupe une place centrale dans chacun des ouvrages de Michéa. Louant sans cesse sa nature « bonne », couplée avec une critique du clivage gauche/droite, il fait, dans Notre Ennemi, le capital, l’éloge de l’approche de Podemos, parti issu du mouvement des Indignés espagnols, qui a banni ce vieux clivage pour le remplacer par la dichotomie entre « le peuple » et « la caste ». Tout comme il fait sienne l’idée d’un populisme (de gauche), dans la lignée des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, également cités par Podemos. « Cette défense du populisme est particulièrement courageuse, tant les attaques contre cette idée sont répandues et la traduction d’un vrai mépris de classe », tient d’ailleurs à rappeler Kevin Victoire, cofondateur du Comptoir, militant au PCF et croyant évangéliste.

Philosophe, professeure au lycée parisien Chaptal, spécialiste de Marx, Isabelle Garo est ciblée de manière répétitive par Michéa, comme Christiane Taubira ou Clémentine Autain. Elle a lu et étudié avec rigueur à peu près tous ses écrits : « Ce qui n’est pas rien, car c’est une pensée très répétitive, mais sinueuse, avec un style particulier où les notes de bas de page, souvent plus longues que certains textes, donnent une impression de complexité alors que sa pensée est en fait souvent simple et linéaire », explique « Madame Garo », comme se plaît à la nommer Michéa dans son dernier livre.

L’un des premiers éditeurs de Jean-Claude Michéa, Frédéric Joly, qui l’a publié dans les années 1990, estime, lui aussi, que sa pensée, « jadis aventureuse, se sclérose. Michéa, au fond, vit toujours au début des années 2000 […] et pense encore à l’ère libérale alors que nous sommes dans l’ère post-libérale [2] ». Philippe Corcuff fait la même analyse en montrant que « Michéa se trompe d’époque avec son obsession du libéral-libertaire, qui, aussi floue que puisse être cette idée, correspond plutôt aux années 1980 (avec l’usage de thèmes issus de certains discours de Mai 68 par des journaux comme Libération ou Globe), alors que nous sommes aujourd’hui dans une phase autoritaire du capitalisme néolibéral, avec l’antiterrorisme et le tout-sécuritaire. »

Mais Isabelle Garo va plus loin. « Globalement, c’est un travail peu rigoureux. En particulier sur Marx, dont il distord sans cesse les textes, l’accusant d’être du côté du Progrès, ce qui est inexact et bien plus complexe. » Mais la philosophe reconnaît toutefois le caractère « astucieux, voire rusé » de la pensée de Michéa, qui « répond à un certain nombre d’attentes aussi bien du côté de l’extrême gauche que de l’extrême droite, notamment en réinjectant de la conflictualité sociale, avec la vision d’un petit peuple complètement fantasmé ». Or cette conception du peuple, explique-t-elle, « tout en réintroduisant justement le conflit de classes, n’est jamais située sur le terrain économique et social : la loi travail ne l’intéresse pas, ni les questions d’égalité. Il se limite toujours à une dénonciation des élites, qui est un procédé habituel de l’extrême droite, et demeure sur le terrain des valeurs, avec un positionnement toujours très réactionnaire quant à celles-ci. Ainsi, dans ses précédents livres, il multipliait les attaques contre RESF ou les organisations antiracistes. Et il cible sans arrêt les réformes dites sociétales au nom de valeurs supposées traditionnelles du “peuple”, alors que nombre d’enquêtes dans les catégories populaires montrent que, très majoritairement, elles ne rejettent pas ces réformes, à l’instar du mariage pour tous ».

Isabelle Garo souligne notamment « la manipulation » de l’idée, développée au départ par Orwell au fil de ses immersions chez les plus pauvres de l’Angleterre laborieuse ou désœuvrée durant les années 1930 et 1940, de la « décence ordinaire » qui caractériserait les classes populaires. Bruce Bégout, professeur à l’université de Bordeaux-Montaigne qui a consacré un brillant essai à cette notion orwellienne [3], souligne combien, « empirique et absolument non figée, [elle] est liée à la dynamique sociale de la vie quotidienne, à la production d’une “vie bonne”, indissociable d’une résistance au pouvoir et à la société de l’argent. Nourrie d’entraide et de solidarité, cette “décence ordinaire” prend corps au sein de structures sociales particulières au sein des quartiers populaires ». Et, loin d’en faire un concept philosophique, Orwell « refusait aussi toute idéalisation du peuple, critiquant parfois l’apolitisme ou une certaine séduction pour des politiques autoritaires ».

Aussi, la décence ordinaire, à rebours de l’approche de Michéa (qui qualifia Orwell d’« anarchiste tory », donc conservateur) ne constitue en rien, pour ce dernier, un caractère essentiel du « peuple ». Tout comme la question des classes, assurément dialectique, ne relève pas de valeurs intrinsèques à celles-ci…

[1] Climats/Flammarion, 320 p., 19 euros.

[2] Le Monde, 10 janvier 2017.

[3] De la décence ordinaire, Allia, 2008. Réédition en mars.

Idées
Temps de lecture : 10 minutes