La carte est une reconquête de territoire

Collectifs et individus se sont emparés des cartes pour leur faire dire ce qu’on cherche parfois à leur cacher. La cartographie statistique, interactive, communautaire ou collaborative est devenue un puissant outil d’analyse et de compréhension de la réalité. Elle révèle les dessous pas toujours propres du monde tel qu’il va.

Christine Tréguier  • 15 février 2017
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La carte est une reconquête de territoire

Comme l’affirmait Alfred Korzybski « Une carte n’est pas le territoire », au sens où elle n’est pas un modèle applicable partout et déterminant la pensée et les comportements humains, mais, couplée à divers jeux de données, elle dit beaucoup. Avec les progrès de l’informatique, de la géolocalisation et des réseaux, la cartographie est aujourd’hui devenue une pratique courante, citoyenne, qui permet de révéler, comme l’a excellemment fait Jean-Christophe Victor durant vingt ans, le dessous des cartes. Grâce à des outils libres comme Khartis (développé par l’atelier de cartographie de Sciences Po tout un chacun peut réaliser une carte statistique, interactive ou non, pour éclairer une problématique choisie.

Prenons pour exemple celle réalisée par @bb, membre du réseau Seenthis sur lequel j’ai posté une récente chronique sur les cormorans. Partant de la liste des quotas par département, intégrée à l’arrêté autorisant le tir des oiseaux noirs, il a créé une carte sur laquelle chaque couleur, de jaune pâle à rouge foncé, correspond à des quotas de + en + élevés. Un autre membre @Fil ayant suggéré d’y superposer les routes migratoires, et bien qu’on ne dispose pas des données SIG (système d’information géographique, format pour le recueil, le traitement, l’analyse et la présentation des données spatiales et géographiques) @b_b a réussi à produire cette carte

© Politis

Elle permet de vérifier l’hypothèse selon laquelle une bonne part des départements ayant les quotas élevés sont situés sur ces routes, ce qui augmente le risque pour les cormorans de se faire tuer lors des haltes migratoires de mars ou d’octobre.

Autre exemple, cette Carte de France de l’absentéisme des députés au moment du vote sur l’état d’urgence, qui montre les circonscriptions dont les parlementaires étaient présents (en vert) lors de ce vote particulièrement important en février 2016.

© Politis

Ou encore ces deux cartes interactives réalisées par Chroniques cartographiques d’après les données du rapport 2014 de l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire). La première indique les rejets de Tritium sous forme liquide (Tbq) des centrales nucléaires françaises, la seconde les rejets gazeux. Imaginons qu’on les combine à celle des cours d’eaux et des vents dominants (moyenne annuelle) en France, on obtient… la Carte des lieux de villégiature, campings et picnics à éviter.

© Politis

© Politis

D’accord les sujets sont tristes à pleurer, mais il y en a parfois de plus drôles : Une agence espagnole Tecnilogica s’est amusée à réaliser une carte interactive des maris infidèles à partir des données du site de rencontres extra-conjugales discrètes Ashley Madison. Souvenez vous, elles avaient été piratées et rendues publiques en 2015 par des hackers blagueurs. La plus forte concentration d’infidèles serait… à Paris.

Autres types de réalisations intéressantes, les cartes collaboratives élaborées par une communauté, chaque participant venant ajouter ses données et ses mesures à la base commune. Elles sont apparues en Europe et aux Etats Unis dans les années 1990. Le modèle type est Open Street Map‘ , équivalent libre de Google Maps, où les contributeurs fournissent les relevés géolocalisés de leurs déambulations. La Carte collaborative de la corruption en France est un exemple récent particulièrement dans l’air du temps. Depuis deux ans, l’association Transparency France collecte toutes les condamnations pour corruption ayant fait l’objet d’un traitement dans la presse ou qui ont été identifiées par des bénévoles. Chaque fiche est vérifiée par trois personnes. Transparency a adopté une définition de la corruption qui va au-delà de celle utilisée au pénal à savoir « le détournement à des fins privées d’un pouvoir reçu en délégation », et les 669 affaires pointées sur la carte vont de 1981 à nos jours. Tout le monde peut, via le site de l’association, contribuer à l’actualisation de cette base de données de salubrité publique et alimenter ainsi la carte interactive qui permet de consulter chaque cas.

Il existe également des cartographies non géographiques, assez prisées par les artistes activistes pour rendre lisibles et « éclater » les systèmes de pouvoir. Dans son N°146 de septembre 2016 le journal CQFD a publié un gros dossier sur le thème « Des livres et des luttes ». Pour mieux décrypter les enjeux de l’édition actuelle, Ferdinand Cazalis (Séditions Graphiques) a réalisé une cartographie de la chaîne du livre assez explicite. Elle suggère clairement, écrit-il, que « _la poésie, la critique, la pensée et la vivacité que les livres promettaient de conserver dans leurs pages, sont en passe d’être assassinés par les logiques du marché et le néolibéralisme ».

A ceux qui disposent d’une grande table ou d’un coin de moquette et d’un peu de temps le soir ou le week-end, je ne peux que conseiller de se procurer les cartographies concoctées par le très tenace collectif Bureau d’Etudes. En particulier celle intitulée The World Governement.

Sur le Web

Chroniques cartographiques : un site dédié aux cartes

Un article du Monde sur la carte de la corruption

Le dossier de CQFD

Les cartes de Bureau d’Etudes sur le site Université tangente

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Temps de lecture : 5 minutes
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