L’Inspection du travail sur le banc des accusés

Sinistre première, ce mardi au palais de justice de Versailles : une inspectrice du travail était poursuivie pour « tentative de chantage » par un employeur qui veut lui faire « rendre des comptes ».

Erwan Manac'h  • 9 février 2017 abonné·es
L’Inspection du travail sur le banc des accusés
© Photo : CITIZENSIDE / GÉRARD BOTTINO / Citizenside

L’inspectrice du travail avait fait « le B-A-Ba de [s]on métier » : rappeler à l’employeur son obligation de réintégrer un salarié protégé, dont le licenciement venait d’être invalidé. Mais l’employeur – la société Sepur –, décidé à faire « rendre des comptes » à l’Inspection du travail des Yvelines, qu’il accuse de « partialité », a porté l’affaire devant le tribunal de grande instance de Versailles, ce mardi 7 février. L’inspectrice du travail de 27 ans et deux de ses supérieurs font l’objet d’une citation directe pour « tentative de chantage ».

Les trois accusés et les dizaines de personnes présentes devant le tribunal dénoncent une affaire « grotesque ». « En signifiant à l’employeur que son refus de réintégrer le salarié était susceptible de constituer un délit d’entrave, je n’ai fait que mon travail », lâche Coline Vinchon, l’inspectrice du travail, un brin sonnée, à la sortie du tribunal correctionnel.

L’employeur ne veut plus « courber l’échine »

Joint ce mardi par téléphone, le président de la société de ramassage des déchets, Youri Ivanov, persiste et signe. Il se dit déterminé à aller « jusqu’au bout » de la procédure, pour que « l’Inspection du travail rende des comptes ». Plus qu’un chantage – qu’il aura du mal à caractériser – l’employeur conteste surtout le refus du licenciement. Et c’est à l’Inspection du travail dans son ensemble qu’il s’attaque :

J’ai constaté une partialité forte de l’Inspection du travail. C’est comme cela dans toute la France. Nous [les chefs d’entreprises] sommes tous soumis à ces jugements partiaux systématiques qui gangrènent nos entreprises. Cela fait trente ans que je vis ça. C’est fini. Je ne courbe plus l’échine.

Il souligne surtout la « gravité » des faits qu’il reproche à son ex-salarié : « Il est entré sur un des sites avec une mitraillette en plastique en menaçant les salariés. » L’affaire est certes « délicate », reconnaît un syndicaliste sous couvert d’anonymat, qui y voit une blague malheureuse, mais néanmoins « bon enfant ». L’entreprise est aussi connue pour un dialogue social tendu et des conflits récurrents.

La justice instrumentalisée

Mais les poursuites contre l’Inspection du travail ne seront de toute façon pas jugées au regard des faits commis par l’ex-salarié. Y a-t-il donc eu « tentative de chantage » de l’inspectrice du travail, ou « délit d’entrave » de l’employeur ? Youri Ivanov reconnaît sans détour avoir refusé de réintégrer le salarié protégé, comme l’y oblige la loi en cas de refus de levée de la protection du syndicaliste. Il argue de sa « responsabilité de chef d’entreprise de garantir le bien-être de [s]es collaborateurs ».

Mais il aura du mal à convaincre le tribunal de la pertinence de sa plainte. «Lorsqu’un employeur conteste une décision de l’Inspection du travail, il a des recours hiérarchiques possibles, devant le ministère du Travail. C’est pour cela que c’est totalement scandaleux de passer par ce type de procédure en justice », s’indigne Sonia Porot, responsable départementale CGT des Yvelines. Et de fait, Youri Ivanov a déposé un recours auprès du ministère du Travail et a obtenu gain de cause. L’affaire est désormais en appel au tribunal administratif.

Procédure de « citation directe »

Une telle plainte n’aurait eu aucune chance de donner lieu à des poursuites si l’avocat de l’entreprise n’avait pas choisi la procédure de « citation directe », qui permet à un plaignant d’obtenir automatiquement une date d’audience, sans passer par la case « procureur » et ainsi éviter un classement sans suite. En contrepartie, le plaignant doit déposer une somme d’argent, la « conciliation » – une sorte de caution que la justice conserve en cas d’abandon des poursuites.

C’est pour fixer le montant de cette conciliation et la date du procès que les trois fonctionnaires de l’Inspection du travail avaient rendez-vous ce mardi. Et le tribunal a marqué le coup, fixant la somme à 50 000 euros pour l’entreprise et à 10 000 euros pour l’entrepreneur qui a déposé la plainte. « C’est dix fois plus que ce qui est habituellement demandé, c’est un message assez fort du tribunal », note maître Rachid Brihi, l’avocat de la défense à la sortie de l’audience express. L’affaire sera jugée le 4 juillet 2017 si Youri Ivanov paye cette somme avant le 30 mai. Ce qu’il dit vouloir faire.

Un inspecteur pour 9 000 salariés

« Malheureusement, l’affaire Tefal [qui a vu une inspectrice du travail condamnée pour violation du secret professionnel, après avoir dénoncé une connivence entre son supérieur et l’entreprise] sert de précédent, s’inquiète Simon Picou, de la CGT travail. La condamnation de Laura Pfeiffer a été possible parce qu’elle a été lâchée par sa hiérarchie. »

À Lire > Affaire Tefal : L’inspectrice du travail et le lanceur d’alerte condamnés !

L’Inspection du travail perdra 150 agents en 2017 sur environ 9 000, rappelle également Simon Picou. Et la CGT estime à 10 % la perte totale d’effectifs ses cinq dernières années. « Aujourd’hui, il y a environ un inspecteur pour 9 000 salariés, avec des variations selon les zones », pointe le syndicaliste.

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