Police : une exception française ?
Dialogue rompu avec les citoyens, politique du chiffre, brutalités et contrôles au faciès… Par rapport à ses voisins européens, la France compte clairement parmi les mauvais élèves.
dans l’hebdo N° 1442 Acheter ce numéro
En deux ans, les forces de l’ordre françaises se sont souvent retrouvées sur le devant de la scène. Les images d’accolades entre policiers et citoyens après les attentats de janvier 2015 avaient redoré tous les matricules, du préfet de police aux CRS en passant par les membres du GIGN et du Raid. Une gratitude unanime éphémère avec l’accumulation des preuves de la frénésie sécuritaire en France : la mort de Rémi Fraisse par une grenade, la relaxe des policiers mis en cause dans le décès de Zyed et de Bouna en 2005, les répressions policières envers les migrants ou lors des manifestations contre la loi travail, la mort d’Adama Traoré pendant son interpellation… Puis l’attaque à coups de cocktails Molotov de deux voitures de police à Viry-Châtillon (Essonne), en octobre dernier, a déclenché un vaste mouvement de colère chez les policiers et des manifestations nocturnes jusque devant le palais de l’Élysée.
Le mal-être moral des fonctionnaires depuis la mise en place de l’état d’urgence s’est ajouté à un manque de moyens matériels et humains. Le gouvernement a cédé. D’abord un cadeau financier : 250 millions d’euros débloqués par Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur. Puis une réponse législative : le projet de loi sur la sécurité publique. Voté à la quasi-unanimité le 16 février, ce texte assouplit les règles de légitime défense pour les policiers, durcit les peines pour outrage aux forces de l’ordre et autorise l’anonymat des enquêteurs. Une réforme assimilée à un caprice par des citoyens qui, désormais, voient les gardiens de la paix davantage comme des garants de l’ordre.
L’enquête sociale européenne menée en 2010 dans vingt-huit pays européens a classé la France en 13e place sur 20 en termes d’opinions positives à la suite d’un contact à l’initiative de la police. Elle a surtout montré que 35 % des Français considèrent que la police traite de façon irrespectueuse le public auquel elle a affaire. Un taux heureusement inférieur à celui de l’Ukraine ou de la Russie, mais bien supérieur à ceux de l’Espagne (8 %), de l’Angleterre (15,9 %) ou des Pays-Bas (18 %). « On passe d’une situation où il n’y avait rien à une étude classant la France parmi les mauvais élèves. C’est un choc pour les policiers. L’idée n’est pas de se lamenter mais d’affirmer que cette police doit regagner la confiance de la population », analyse Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la délinquance et de la police [1].
Un défi qui ne peut passer que par une refonte complète du système, en commençant par la formation. Au Danemark, la finalité de la mission policière est de gagner la confiance de la population. Le recrutement ne se fait pas avant 21 ans, donc la plupart des postulants ont déjà une expérience professionnelle ou universitaire, et la formation dure trois ans, contre une seule année en France. Le contraste est fort avec les jeunes policiers français biberonnés aux textes de lois, aux techniques d’interpellation et conditionnés par le dogme « Force doit rester à la loi ». La vision ultrasécuritaire des différents ministres de la place Beauvau a renforcé l’idée d’un déni de réalité face aux violences et aux discriminations.
Après les rapports de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne en 2008, de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance en 2010 et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme ainsi que la condamnation de l’État français pour « faute lourde » en novembre 2016, c’est au tour du Défenseur des droits de s’emparer de la question du délit de faciès. Relançant même l’idée du récépissé pour assurer une traçabilité des contrôles. Deux villes espagnoles, Fuenlabrada et Gérone, ont mis en place en 2007 un formulaire incluant des données sur l’origine ethnique de la personne contrôlée, avec un exemplaire remis à l’intéressé. L’opération a été maintenue à Fuenlabrada car les résultats étaient positifs, selon le chargé de la diversité à la police en 2012. En effet, l’Espagne est réputée avoir le délit de faciès facile en raison de son positionnement de pays d’entrée en Europe.
Mais d’autres États ont trouvé des solutions de fond. Les données du projet « Polis », mené conjointement en France et en Allemagne sur 21 000 adolescents, ont démontré que les policiers français ciblent principalement les personnes d’origine nord-africaine, contrairement à leurs homologues d’outre-Rhin. « En Allemagne, les policiers analysent leurs propres pratiques et s’interdisent d’effectuer des contrôles inutiles, alors qu’en France ils ont beaucoup de préjugés et pensent qu’être une bonne recrue signifie effectuer beaucoup de contrôles », décrypte Sebastian Roché, qui a participé à l’enquête.
La politique du chiffre prônée par Nicolas Sarkozy, et toujours ancrée dans les pratiques policières, est l’une des raisons de cette discrimination. Alexandre Langlois, secrétaire général de la CGT-Police, le regrette : « Si nos supérieurs nous disent qu’il faut tant de personnes en situation irrégulière, alors les policiers sur le terrain auront forcément recours au contrôle au faciès. Certains ne cherchent qu’à remplir leur mission pour rentrer tranquillement chez eux le soir sans subir la pression de la hiérarchie. Mais cela engendre naturellement des crispations dans la population. »
Une des solutions pourrait être le retour de la police de proximité. Mise en place en 1998 par le gouvernement Jospin, elle a été supprimée avec fracas en 2003 par Nicolas Sarkozy, devenu ministre de l’Intérieur. « Au moment où la police de proximité française inspirait les pays voisins, elle était rejetée par les leaders politiques français ou désavouée par la gauche, qui ne se sentait pas légitime pour aborder ce sujet. Pourtant, c’est une attente des citoyens et des élus locaux », relève Sebastian Roché. Cette police de proximité a donc fait des petits à nos frontières, comme en Grande-Bretagne avec la neighbourhood policing, la police de voisinage, instaurée par le New Labour en 2000, en réponse au sentiment croissant d’insécurité. Une confiance incarnée par la figure paisible du bobby faisant sa ronde. En Belgique, le fiasco de l’affaire Dutroux a engendré la création d’un seul corps regroupant gendarmerie nationale et police judiciaire et locale : la police nationale de proximité. En Amérique du Sud, le policiamento comunitario a été mis en place au Brésil, dans les favelas, après l’élection de Lula. Selon les confidences de Patrice Bergougnoux [2], directeur général de la police nationale de 1998 à 2002, le candidat à l’élection présidentielle brésilienne avait rencontré Lionel Jospin pour échanger sur cette problématique_. « En France, c’était à la fois une police de prévention et judiciaire, c’est-à-dire d’enquête,_ poursuit Sebastian Roché_. Grâce à la sectorisation, il y avait une police complète dans chaque morceau de ville, qui connaissait donc parfaitement le terrain. »_
En mars 2016, l’ONG française de défense des droits de l’homme Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) publie le rapport « L’ordre et la force », qui épingle la passivité des autorités face aux violences policières. L’étude porte sur 89 cas de blessures graves survenues entre 2005 et 2015, et ayant entraîné la mort pour 26 d’entre eux_. « Nous alertons en priorité sur quatre points : le besoin de transparence, la relative impunité des forces de l’ordre, le problème des armes dites intermédiaires (Taser, Flash-Ball, dont les LBD) et les gestes d’interpellation dangereux comme le pliage ou le plaquage ventral, utilisé sur Adama Traoré_, précise Pierre Motin de l’Acat. La question de la transparence est une véritable attente des citoyens et semble en bonne voie d’acquisition. »
En effet, un mois après la publication très médiatique de ce rapport, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) annonçait la création d’un outil statistique pour mesurer les violences perpétrées par les fonctionnaires de police. Mais la crédibilité même de l’IGPN est mise en cause, surtout depuis qu’elle a écarté la thèse du « viol délibéré » au profit de « violences volontaires » concernant l’agression de Théo à Aulnay-sous-Bois le 2 février.
Pour mettre fin à cette impunité, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe recommandait en février 2014 de prendre exemple sur le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark pour créer des mécanismes indépendants de plaintes contre la police. Car, si la France semble embourbée dans la spirale des brutalités policières, elle n’est pas isolée. L’Italie a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en janvier 2015 pour n’avoir jamais poursuivi en justice, ni même identifié, les auteurs de violences contre des militants altermondialistes lors du sommet du G8… en 2001.
[1] De la police en démocratie, Sebastian Roché, Grasset, 384 p., 22 euros.
[2]L’Intérieur, Patrice Bergougnoux, Fayard (2012).