Au-delà des frontières

La Galerie du jour, à Paris, expose les travaux de Mark Cohen et de Bernard Plossu, tournés vers le sud des États-Unis et le Mexique. Deux regards croisés qui se font écho.

Jean-Claude Renard  • 15 mars 2017 abonné·es
Au-delà des frontières
© photo : Mark Cohen

Ce sont deux figures de la photographie contemporaine, deux regards croisés. Ceux de Mark Cohen et de Bernard Plossu. Une même génération (nés respectivement en 1943 et en 1945), un même territoire fouillé, arpenté, entre le sud des États-Unis et le Mexique. Mais foin ici d’images de migrants, de scènes d’arrestation, de patrouilles policières, de misères brinquebalées. Chez Mark Cohen, en noir et blanc, à Mexico, Veracruz, Campeche ou Mérida, entre 1981 et 2003, sans légende, ce sont des plans rapprochés, en noir et blanc, qui sur un pied venant buter sur un cageot, qui sur une ampoule suspendue à son fil, sur une gamine sautillant sur un trottoir, qui sur un casier de bouteilles et ses sodas, sur un linge qui sèche dans une salle de bains insalubre, avec sa robinetterie minable et vétuste.

Il y a toujours chez Mark Cohen le goût prononcé du détail et de l’anodin, le sens de l’anecdotique. Cohen cadre dans son rectangle des bouts de vie, des bribes de passage, des instants éphémères qui pourraient bien revenir. C’est une poésie de la brièveté, dans l’essence même de la photographie. Ce jeune Latino un brin chic, fixant sévèrement l’objectif, ou cette môme accroupie sur le trottoir, blottie sur elle-même, saisie de haut et de dos, en plongée, qui s’apprête à croiser une personne dont on ne voit que le pied, en sont des exemples.

S’il croque souvent son sujet au centre de la photo (un adolescent arc-bouté sur un flipper, dans une pharmacie de « première classe » ; un couple enlacé derrière un feuillage touffu), le photographe se plaît à le repousser aux bords du cadre. Comme si, après tout, l’essentiel se passait là, au bord du cadre, dans les angles ou carrément ailleurs. C’est le cas pour cette petite scène à l’intérieur d’un restaurant, avec un client attablé à gauche, tout à son affaire, et le serveur loin derrière, à droite, accoudé au comptoir, l’œil aux aguets et dilettante à la fois. C’est aussi le cas de ces deux jeunes filles en socquettes, devant un immeuble défraîchi, d’un autre client encore, installé dans un boui-boui, de deux adolescents dont on ne perçoit que le front et les yeux.

Chez Bernard Plossu, entre 1970 et 1985, au sud de la Californie, au Nouveau-Mexique ou en Arizona, ce sont des paysages en couleur, également sans légende, de petits paysages souvent tabassés par les intempéries, la neige, la tempête, la pluie, les éclairs, des perturbations tenaces. L’entrée d’un motel semblant égaré dans sa solitude ou celle d’un théâtre isolé dans l’orage, une église peinte à la chaux, cernée par un muret, une route qui s’estompe, disparaît dans le brouillard épais, des lignes droites bitumées qui virent ailleurs, des étendues énigmatiques. La présence humaine se fait discrète, à peine perceptible derrière les fenêtres d’une voiture. Plossu privilégie routes et véhicules, voies de chemin de fer, lignes électriques s’éloignant dans le paysage. Des images qui ne sont jamais figées.

Tout est passage dans ce brassage de territoires, en apparence sans frontières. C’est bien ce qui relie les deux photographes, dont les images (une quarantaine pour chacun d’eux) se font écho, en invitant au récit. Le langage visuel est certes différent, on n’y sent pas moins les proximités. Mark Cohen a très peu quitté sa Pennsylvanie natale, accroché à ses cités minières. Bernard Plossu n’a eu de cesse de bourlinguer d’un continent à l’autre, après avoir notamment vécu au Mexique.

Chacun possède sa propre déambulation, ses préoccupations narratives, mais tous deux partagent manifestement la même envie de créer le moment, ou de le saisir, jusqu’à donner l’impression de vouloir raconter une histoire. Ou bien de l’insuffler. Comme si, avec la photographie, tout ne faisait que commencer.

Americas, Mark Cohen, Bernard Plossu, Galerie du jour-Agnès b, 44, rue Quincampoix, Paris IVe, jusqu’au 15 avril. Entrée libre.

Culture
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