Des Moscovites expliquent pourquoi ils ont osé manifester

À l’appel d’Alexeï Navalny, mais aussi contre la corruption, le manque de libertés et la vie chère, des Russes ont pris de risque de descendre dans la rue. Deux d’entre eux témoignent.

Claude-Marie Vadrot  • 29 mars 2017 abonné·es
Des Moscovites expliquent pourquoi ils ont osé manifester
© photo : Alexander UTKIN / AFP

Boris Natikov, 54 ans, professeur de sciences dans une école de Yougozapad, dans le sud de Moscou est, il y a quelques jours, pour la première fois depuis 2012, redescendu dans la rue pour manifester et protester contre la corruption qui règne au sommet de son pays. Mais aussi pour condamner celle qui affecte les démarches les plus banales de son existence : « Pour être admis dans un hôpital, pour obtenir son permis de conduire, pour échapper à une banale contravention, pour se voir délivrer n’importe quel papier ou certificat administratif, pour changer son enfant d’école, voire pour acquérir la certitude d’obtenir un diplôme, il faut de plus en plus payer et encore payer. Jamais de grosses sommes, mais à la fin cela pèse sur un budget familial et surtout cela fausse tous les rapports des citoyens avec leurs administrations. Cela atteint des proportions encore inimaginables il y a quelques années. Et je sais, par ma famille qui habite dans le région d’Irkoutsk, en Sibérie, que c’est encore pire dans les provinces. »

Le risque d’être arrêté

Boris ajoute : « Et si jamais notre ministère de l’Éducation, voire même le directeur de mon lycé,e qui se comporte comme les “délégués” du parti communiste autrefois, apprend ma présence le 26 mars, je risque au minimum un blâme et peut-être une suppression de mon poste. Nous sommes revenus au temps de l’URSS, quand nous étions sous la surveillance permanente d’un commissaire politique dont nous ignorions même parfois l’identité. Maintenant, les dénonciateurs sont connus. Pour cette raison, notre manifestation ne reflète pas vraiment les sentiments de la population moscovite. S’il n’y avait pas la crainte d’être dénoncé, d’être arrêté ou même battu par les OMON (police antiémeute), nous aurions été bien plus nombreux que les 10 000 ou 20 000 annoncés. » Il y a effectivement près de 12 millions d’habitants à Moscou.

Le risque d’être exclu de l’université

Rimma, 25 ans, a vu la réalité dépasser ses craintes : « Ça ne peut plus durer comme cela, notre nouveau tsar a colonisé le pays de l’intérieur. Pour cette raison j’ai participé pour la première fois à une manifestation sur la voie publique. Parce qu’il n’est plus possible que dans mon pays tout se vende et tout s’achète. Parce que je ne peux plus supporter la propagande télévisée, le manque d’information dans les journaux. Mon père, au début de l’année, m’a montré des journaux télé qu’il avait enregistré au début des années 1980 et nous y sommes revenus, le nationalisme en plus. » Rimma a pris quelques coups, mais elle a échappé au pire, c’est-à-dire à une arrestation, même brève, qui aurait pu entraîner son exclusion de l’université Lomonosov, où elle termine des études littéraires pour devenir interprète. Pour se consoler, comme beaucoup de jeunes Russes, elle reste en permanence scotchée sur Internet : « Cela m’aide à patienter, à attendre que mon pays se réveille… »

Corruption quotidienne et luxe insolent

Les histoires de ces manifestants, les jeunes – plus nombreux que jamais –, les cinquantenaires et les retraités, les intellectuels (plus rares) et les cadres de la classe moyenne qui ont manifesté dans la rue Tvierskaïa, en plein centre de la capitale, se ressemblent. Ils n’en peuvent plus de vivre dans un pays qui a retrouvé le poids étouffant d’un parti unique et d’une administration où tout se monnaye. Sans oublier les immenses fortunes qui se construisent à l’ombre du Kremlin et que symbolise la circulation de voitures de luxe dix fois plus nombreuses qu’à Paris ou à New-York. Beaucoup aussi, évoquent l’augmentation des prix des produits les plus courants alors que les salaires ne suivent pas. Comme en témoignent les plaintes des vendeurs dans la plupart des grands marchés de Moscou, de Saint-Petersbourg, d’Irkoutsk, de Novossibirsk ou de Stavropol.

Lorsque l’on interroge ces manifestants, on se rend compte que c’est plus le ras-le-bol de la corruption et les difficultés quotidiennes que l’appel de l’opposant, l’ancien avocat Alexeï Navalny qui les ont poussés à oser se lancer dans la rue. Car il fallait oser. Ils reconnaissent le courage de leur « leader » qui vient d’écoper de quinze jours de prison, mais comprennent mal, au-delà de ses activités contre la corruption sur Internet, ce qu’il leur propose comme alternative à Poutine et à son parti unique qui risque de le conduire à la réélection dans son fauteuil en 2018. Même si ses sept condamnations politiques en font le seul héros de la Russie depuis l’assassinat de Boris Nemstov.

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