Moindre mal ou conviction ?

Face à des institutions à bout de souffle, quatre personnalités expliquent leurs raisonnements et stratégies pour 2017.

Politis  • 15 mars 2017 abonné·es
Moindre mal ou conviction ?
© Photo : BORIS HORVAT/AFP

Philippe Marlière

Professeur de science politique à l’University College de Londres

« Tous les sondages le montrent, la situation de la gauche n’a jamais été aussi mauvaise en France. Actuellement, ni Benoît Hamon ni Jean-Luc Mélenchon ne sont en mesure d’arriver au second tour. La stratégie du “populisme de gauche” portée par Mélenchon brouille les pistes : en ne parlant plus de classes sociales ou de droite et de gauche, il s’est placé sur un terrain saturé par la droite et l’extrême droite. Il ne reprendra pas ainsi un électorat essentiellement mû par des passions xénophobes. Il serait plus utile d’essayer de capter un électorat populaire de gauche qui s’est réfugié dans l’abstention.

En face, en revanche, les tendances lourdes sont là : les seuls à pouvoir gagner l’élection sont un néo-thatchérien (François Fillon), un néolibéral (Emmanuel Macron) ou une fasciste (Marine Le Pen). Dans ces conditions, quel sens a le vote de “conviction” ? Dans l’esprit d’un électeur de gauche modéré, quel est l’intérêt de voter pour Hamon ou Mélenchon si chacun fait 10 à 12 % au premier tour, alors que, de l’autre côté, le danger suprême se présente ? Le temps de l’élection n’est pas le celui des mouvements sociaux. Il est le temps du choix.

J’entends ce que dit Gérard Miller quand il appelle à un vote “vraiment de gauche” pour Mélenchon [dans sa tribune publiée dans Le Monde du 9 mars, NDLR]. Mais j’estime que, cette fois, le vote de conviction reviendra à voter contre nos propres intérêts, car il conduira immanquablement à la défaite. Défaite électorale à court terme, mais également idéologique à long terme. L’histoire a montré qu’en France une gauche éliminée du premier tour ne va pas se ressourcer dans l’opposition, au contraire : elle est terrassée.

C’est pourquoi Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon doivent s’entendre. Je ne vois pas d’autre solution. Je sais ce qu’il en coûte pour l’un comme pour l’autre de se retirer, mais c’est une nécessité. Si la division à gauche continue, elle aura pour effet de décourager l’électorat de gauche d’aller voter. Voire de le conduire vers la seule issue électorale possible : voter pour Emmanuel Macron. Et les électeurs de gauche ne pardonneront pas à Hamon et à Mélenchon de les avoir mis dans cette impasse.

En d’autres termes : le vote de conviction prôné aujourd’hui par Mélenchon conduit au piège du vote utile pour Macron, tandis que le pragmatisme du rassemblement donne une chance à la gauche de parvenir au second tour et de gagner. Seul un vote tactique – au sens de l’intelligence politique – permettra d’éviter le vote utile, au sens du “moindre mal”. »

Valérie Igounet

Historienne, spécialiste du Front national

« En tant qu’historienne, je voudrais considérer cette question du vote utile par rapport au Front national et à son histoire. Dès les municipales de 1983, où, pour la première fois, fut introduite une dose de proportionnelle, un des porte-parole du FN explique à ses électeurs qu’il faut “qu’ils votent pour leurs idées tout en votant utile, au lieu de voter utile contre leurs idées”. Or, cette année-là, on assiste à l’émergence électorale du parti de Jean-Marie Le Pen. Vingt-cinq ans plus tard, à la présidentielle de 2007, ce dernier obtient ses plus mauvais résultats, avec un peu moins de 11 %. Les cadres du parti ont alors la certitude d’être “victimes du vote utile” : ils considèrent que les déçus de la droite ont voté pour Nicolas Sarkozy, lequel a complètement adopté la sémantique FN et ne s’est pas caché de vouloir s’approprier son électorat. Il a conduit, explique le FN, la “campagne ­patriotique que Le Pen aurait dû faire”. De l’autre côté, la gauche, hantée par le 21 avril 2002, s’est seulement exprimée pour son propre camp.

Ce qui est important, jusqu’à ces années-là, c’est que la question du vote utile s’inscrit dans la bipolarisation droite/gauche, en l’occurrence UMP/PS, alors qu’aujourd’hui on se trouve dans une situation de tripolarité incluant le FN. Ce qui, selon moi, modifie radicalement la question du vote utile. Et le FN ne se prive pas de le dire, comme aux régionales de 2015. Marine Le Pen précise alors que le“vote utile” ne doit pas seulement être considéré comme une sanction contre le gouvernement de François Hollande. Il s’inscrit dans le “rejet” de la politique en place et contre celle des Républicains,qui mènent la « même politique » que les socialistes. Hier comme aujourd’hui, pour le FN, “le seul vote utile, c’est Marine Le Pen, car l’UMPS nuit gravement à la France et aux Français” (sic).

Pour notre livre L’Illusion nationale. Deux ans d’enquête dans les villes FN (Les Arènes), nous avons rencontré, avec Vincent Jarousseau, des électeurs qui votent FN parce qu’ils ont été désillusionnés par le dernier quinquennat. Ce qui signifie, en se plaçant dans la configuration actuelle, que voter utile, pour des électeurs de gauche, c’est d’abord voter contre le FN, vu la dynamique autour de ce parti. C’est pourquoi, compte tenu des sondages qui annoncent un duel probable Macron-Le Pen au second tour, le vote utile s’inscrirait dans un choix pour Emmanuel Macron au premier tour. On peut évidemment s’interroger sur la fiabilité des sondages, mais, avec ce qu’on sait désormais, voter utile contre le FN, c’est sans doute voter Macron. C’est donc un vote stratégique. »

Alain Lipietz

Économiste, ex-député européen EELV

« Au premier tour, on choisit, au second tour on élimine. Longtemps, la vie politique fut rythmée par ce principe. Le premier tour cristallisait le rapport de force préalablement construit entre les différentes nuances, et donc les orientations pour le second tour.

Dès lors que le Front national est presque sûrement au second tour, on élimine dès le premier tour, et les choix, on les fait ailleurs (aux européennes, dans la rue…). Et nous ne voulons pas plus de Fillon que de Sarkozy. Le meeting du Trocadéro l’a confirmé : il n’y a guère de différences entre eux et Le Pen. Leur victoire serait celle de la réaction autoritaire-­nationaliste mondiale (Russie, Pologne, Hongrie, Turquie, Brexit, Trump…).

Cette victoire de l’extrême droite est le problème de notre époque. Polanyi voyait dans la Seconde Guerre mondiale la lutte entre les trois réponses à la crise du libéralisme des années 1930 : fascisme, social-démocratie ou stalinisme. Dès lors que la social-démocratie a basculé dans le libéralisme, le vrai mystère est : pourquoi les classes populaires, désespérées, choisissent-elles en masse l’extrême droite et non la “gauche de la gauche”, ou encore les écologistes ? Mon hypothèse : la capitulation devant le nationalisme. Énorme examen de conscience à programmer… pour après.

Mais pour le 23 avril ? Deux possibilités face à Fillon : soit Macron, conseiller puis maître d’œuvre du libéralisme de Hollande, soit la ­coalition Hamon-Jadot-Mélenchon. Tous trois anti-libéraux et écologistes. À eux trois pesant plus que Le Pen, Fillon ou Macron. Séparément, loin de la seconde place. En conscience, les écologistes ont passé un accord programmatique avec Hamon et retiré leur candidat mal placé dans les sondages. En restent deux.

Je me battrai jusqu’à la dernière semaine pour que ces deux-là fusionnent. Sinon ? Eh bien, je voterai Macron pour éliminer Fillon. Sans garantie qu’il batte Le Pen au second tour, car il partagera bien des handicaps qu’a rencontrés Hillary Clinton face à Donald Trump. »

Éric Coquerel

Conseiller régional d’Île-de-France et porte-parole du PG

« Utilisé par le PS pour étouffer toute concurrence à gauche, le vote utile est en passe de devenir le chausse-pied de ce qu’il est convenu d’appeler le “système”. L’an dernier il se nommait Alain Juppé. Aujourd’hui, il se pose sur Emmanuel Macron. Choisir un symbole des reniements de François Hollande peut paraître osé. La politique de ce dernier l’a amené à ne pas se présenter, mais son ministre le plus représentatif en matière de dévouement au tout-marché, au libre-échange et à la politique de l’offre deviendrait le vote utile ? L’entourloupe laisse pantois. L’argument pour finir d’atrophier encore un peu plus le choix souverain du peuple, déjà largement entamé par la Ve République ? Marine Le Pen, bien sûr. L’outil ? Les sondages, et qu’importe si l’indécision de plus de la moitié de la population accroît leur caractère hasardeux.

En quoi Emmanuel Macron serait-il plus utile qu’un autre au second tour ? Son programme en matière économique, sociale et européenne est de même nature, si ce n’est de degré, que celui de Fillon. La nouvelle formule viendrait de l’Élysée : pour être sûr de l’emporter, le “dauphin” de Marine Le Pen ne doit pas être plus de 10 points en dessous d’elle ! L’argument n’a aucun fondement statistique ou politique, mais voilà donc Macron transformé en vote utile.

Car le propre du vote utile, c’est qu’il compte sur la cécité de nos concitoyens. Pour mémoire, au nom du vote utile, 30 % de ses électeurs du 1er tour auraient voté François Hollande en 2012 plutôt que leur choix de conviction, Jean-Luc Mélenchon. Cinq ans après, ceux-là font sûrement partie des déçus qui voient bien, en outre, que la politique de Hollande a facilité la progression de Marine Le Pen. Et on voudrait recommencer en pire ? Qui ne voit que les mêmes recettes, plus épicées, de Macron auront les mêmes effets dans cinq ans ? Sans compter que certains en profiteraient bien pour recomposer le paysage politique entre un bloc “démocrate” à l’américaine, aspirant droite modérée, centre et une bonne part du PS, et un bloc ultraconservateur dominé par l’extrême droite de Marine Le Pen sur les décombres des Républicains.

Le vote utile est donc la dernière béquille de la Ve République. Elle en révèle l’extrême fragilité. Après la marche pour la 6e république du 18 mars, il restera un mois pour convaincre du vote nécessaire celles et ceux qui ne veulent pas prolonger les deux quinquennats. Ce vote est celui capable de battre dans les urnes et sur le long terme à la fois la règle brune de Marine Le Pen, symbolisée par la constitutionnalisation de la préférence nationale et le droit du sang, et la règle d’or néolibérale d’Emmanuel Macron : c’est la règle verte de “l’avenir en commun” de Jean-Luc Mélenchon. »

Politique
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