Nuit debout : « Un acte d’insoumission radical »

S’il n’a pas entraîné de changements institutionnels, Nuit debout a représenté une expérience politique intense, selon Patrice Maniglier.

Ingrid Merckx  • 29 mars 2017 abonné·es
Nuit debout : « Un acte d’insoumission radical »
© photo : Francis Azevedo

Philosophe et membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes, Patrice Maniglier a coordonné un numéro consacré à Nuit debout en novembre 2016. Un recueil de témoignages rédigés par des acteurs du mouvement. Des réflexions poussées qui font ressortir l’intérêt de Nuit debout, sa caractéristique d’autocritique immédiate, sa capacité d’écoute, sa volonté de trouver des réponses à des problèmes et d’imaginer des solutions. On y retrouve certains questionnements phares comme le lien avec le mouvement des places et la « démocratie sauvage » (Arthur Guichoux) ou Mai 68 (Maria Kakogianni), la convergence et la dissémination des luttes (Marco Assennato), le sens de l’occupation (Camille Zéhenne) ou la constitution d’une force politique (Michel Kokoreff). Force que Patrice Maniglier aurait rêvée plus massive pour pouvoir déclencher une crise politique. Il s’en s’explique dans texte où il question d’échec, mais aussi d’une joie pas si fréquente.

Votre expérience au sein de la commission démocratie de Nuit debout critique son fonctionnement en deux cercles en marge de l’Assemblée sur la place. Vos observations peuvent-elle s’étendre aux autres commissions ?

Le problème de la prise de décision s’est posé dans d’autres commissions. Comment construire de la durée sur une place ? Comment inscrire une temporalité cumulative dans un contexte où n’importe quel passant est censé avoir la même voix au chapitre que les gens là depuis longtemps ? Comment maintenir une organisation ouverte à sa propre transformation ? L’intuition de Nuit debout, c’était l’inverse du « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » de Platon : tout le monde pouvait venir. Avec, dès le départ une équivocité de l’identité : on ne savait de quoi ni de qui le mouvement était fait. Nuit debout, c’est une manifestation qui a arrêté son flux pour discuter. Pour certains, l’indétermination des désirs s’est résolue en : « On va refonder la constitution, redéterminer un corps politique ». C’est un peu un tort selon moi, car les processus constituants ne fonctionnent pas comme ça juridiquement. Surtout, cela donnait le sentiment que les gens présents s’arrogeaient le droit de parler pour tout le monde. Le mouvement a hésité entre une manif et un lieu constituant. Mais il ne devait pas s’embarrasser de reconstruire un ordre juridique. On n’était pas assez nombreux pour représenter ce : « Nous, le peuple ».

Représentativité ou autodétermination : comment résoudre cette équation ?

On n’est pas obligé de vouloir constituer un ordre politique. Il faut d’abord construire une puissance collective et ensuite se demander si cette puissance est capable de construire des pouvoirs. Nuit debout était d’abord une réserve de puissance. Le mouvement a exprimé une méfiance vis-à-vis des stratégies qui consistent à s’installer directement du côté des pouvoirs. L’idée n’était pas de trouver l’instrument permettant de réaliser le but (création d’un organe, d’un parti), mais de prendre le temps d’explorer notre désir.

Est-ce ce temps d’exploration qui a déstabilisé ?

Je compare cela à L’idiot de Dostoïevski : celui qui s’assoit en plein milieu d’une crise urgente et dit : quel est le problème ? L’attitude contemplative de Nuit debout était très belle. Avec son refus de coopérer, le mouvement a fait un acte de résistance, d’insoumission radicale. C’était notamment très fort lors des concerts d’Orchestre debout, symbole de Nuit debout au sens où il a réuni – et réunit encore ! – des gens qui ont refusé d’exercer leurs compétences ailleurs pour les exercer ici, avec la dimension « le nombre fait la force ». D’ailleurs, à partir du moment où ce nombre a décru à Nuit debout, ça n’était plus la même chose…

Mais Nuit debout aurait-il pu se maintenir massivement très longtemps ?

Pour moi, Nuit debout relevait du « mouvement des places » : enfin, cela arrivait en France ! Il y a deux manières de secouer l’immobilisme : un mouvement d’initiative populaire (par en bas), ou une sorte de coup d’État ou de surprise politique qui carbonise les structures du système (par en haut). Le mouvement était lié à l’idée qu’on pouvait recréer un rapport de force. J’espérais qu’il déclenche une crise politique obligeant à faire les choses autrement. La révolution française n’a pas tout changé, ni Mai 68 ni la révolution en Égypte. Mais beaucoup de choses peuvent changer à la suite d’un événement significatif. Soit des appareils organisés prennent le pouvoir et manipulent les énergies populaires, c’est l’idée des minorités actives – bolcheviques, écologistes, associatives. Soit c’est l’insoumission populaire. Nuit debout, qui n’était pas « organisée », était plutôt de ce côté-là. Les dynamiques d’agglomération des insoumissions peuvent dépasser les anticipations des gouvernants et leur faire peur.

Mais le mouvement a été toléré par le gouvernement de François Hollande…

Nuit debout a été autorisé à occuper la place (ou les places) la journée, mais pas en nocturne ! La première nuit on devait rester, on avait d’ailleurs déposé un avis à la préfecture pour tout le week-end, mais on s’est fait expulser illégalement à cinq heures du matin. Ce que les autorités craignaient avant tout, c’était l’installation d’un camp en plein état d’urgence peut-être, mais en pleine loi travail surtout ! Cela a changé la physionomie du mouvement en le privant de partage. Car, si on occupe un endroit ensemble, on est obligé de faire de la politique au sens le plus fort : gérer un cadre de vie collectif. Jamais la préfecture, la mairie ou le gouvernement ne nous ont laissés vraiment gérer les choses.

Ce retour au quotidien sur la place, ce faire et refaire, monter et remonter, n’est-il pas devenu caractéristique de Nuit debout ?

Ce « revenir », cette insistance, a été un des plus beaux affects du mouvement. Mais cela a aussi favorisé le passage des discussions sur les réseaux et le caractère un peu exclusif de certains comme Telegram pour tout ce qui était organisation. Beaucoup de discussions essentielles se sont déportées en ligne. Cela a déshabillé l’Assemblée du mouvement, qui aurait eu une autre force si on avait vécu là, tous ensemble.

Cette Assemblée, espace de libération de la parole et exécutoire, ne s’est-elle pas aussi montrée capable d’une grande écoute et d’une forte capacité d’inclusion ?

Ce collectif a fait montre d’une capacité rarissime à gérer ce qui normalement est exclu : les ivrognes, les drogués, les sans-abri, les étrangers et les sourds, avec un travail de traduction admirable. Je me souviens d’un garçon agité voulant à tout prix prendre la parole. Il lui a été demandé d’attendre. Il a protesté que c’était parce qu’il était noir. Des femmes lui ont alors rétorqué qu’elles étaient noires aussi et qu’il devait simplement attendre son tour. Le temps a été pris de négocier. Quand il a finalement pris la parole, il a tenu un discours magnifique : « Je sors de prison, mais vous voir tous ici, c’est ça la liberté ! »

Partagez-vous le sentiment que Nuit debout a ouvert des possibles ?

Ce mouvement a montré que beaucoup de gens étaient dans un état d’insubordination, prêts à faire autrement. Ils n’ont pas forcément trouvé dans Nuit debout la forme pour s’agglomérer de façon durable et massive. Beaucoup sont venus et sont repartis sans trouver où s’agripper. Peu sont restés trois mois de manière régulière. Mais on a prouvé que cette virtualité sans qualité, faite de gens très variés, existait. Cela a fait naître une grande joie. Ce fut un grand moment politique, touffu et confus. Mais cette confusion a trouvé écho et partage.

Voyez-vous un avant et un après-Nuit Debout ?

Les révoltes qui n’aboutissent pas à des changements institutionnels, on peut toujours se demander s’ils ont réellement eu lieu. Depuis Mai 68, la philosophie est obsédée par la question de l’événement, sur lequel il faut parier. Contrairement à Nuit debout, Mai 68 a débouché sur les accords de Grenelle et sur des changements institutionnels. Mais Nuit debout a été un événement dans la vie de beaucoup de gens. Parmi les grandes questions : les violences policières et la jonction avec les banlieues. Frédéric Lordon a fait remarquer que l’enjeu précis de Nuit debout, avant de tout révolutionner, était de « créer une jonction entre la jeunesse militante et le mouvement syndical », de faire se rencontrer ces deux types d’activisme. C’était beau de voir tous ces gens comme sortir de terre et former un peuple de la révolte qui se cherchait. Sans le mouvement syndical sur la loi travail, il n’y aurait pas eu de mouvement du tout. Preuve que les organisations ont aussi de l’efficacité. Mais ça ne suffit pas, car on sait d’avance qui et combien sont les syndiqués. Une des principales raisons pour laquelle les gens n’entrent pas en révolte, c’est parce que leur voisin ne le fait pas. La sociologie des révolutions nous le montre : le principal facteur n’est pas la pauvreté ou la misère, mais cette dynamique qui fait que l’autre nous délivre de la peur. C’est pour ça que c’est important d’être nombreux, mais plus on l’est, passé un seuil, cela devient ingouvernable. Au-delà des militants, il y avait aussi des gens qui n’étaient « rien », mais animés de ce sentiment qu’ils ne voulaient plus jouer le jeu de leur quotidien, prêts pour une aventure collective indéfinie.

Une aventure que certains ont qualifiée de « bobo » ?

Une des préoccupations récurrentes de Nuit debout était : « Est-on un mouvement de petits bourgeois blancs ? » C’est assez rare des mouvements qui s’inquiètent autant et aussi vite de ce qu’ils représentent. Cette esthétique du scrupule a été la force et la faiblesse de Nuit debout. Le souci des classes populaires a été énormément discuté. Le mouvement actuel autour des violences policières est un héritage de Nuit debout. On y retrouve beaucoup de camarades qui y étaient. La jonction entre la jeunesse racisée et la jeunesse militante, c’était ce qu’on attendait, elle a eu lieu et elle perdure. Beaucoup d’habitants des quartiers populaires pensaient : « Les bobos de Nuit debout, où étaient-ils en 2005 ? » [pendant les émeutes des banlieues, NDLR]. Après la mort d’Adama Traoré, ils ont pu voir que beaucoup étaient là, avec eux. Les circulations entre les secteurs de la vie militante vont vraiment bouger grâce à Nuit debout. Chaudron de méfiance, ce mouvement fut aussi un laboratoire de confiance. Beaucoup de gens qui ne s’y attendaient pas se sont retrouvés victimes de violences policières et ils ont découvert que la répression existait vraiment. La police a aussi dû changer sa vision des catégories de militants.

Quelles sont ces catégories de militants que vous tentez de reconnaître dans cette « identité diagonale » ?

Les textes que nous avons publiés expriment les différentes sensibilités de la gauche intellectuelle critique. On peut mettre des noms propres : Badiou, Negri, Comité invisible, critique du néolibéralisme Dardot-Laval mais aussi le philosophe et sociologue Axel Honneth… Dans Nuit debout, des gens qui ne se parlaient pas si souvent ont travaillé ensemble. La question violence/violence a été centrale et a généré des conflits entre des personnes qui ont continué à se parler, et continuent aujourd’hui. Il y a avait des tendances citoyennistes (constitution et démocratie participative) et mouvementistes (convergences des luttes) que Nuit debout a rassemblées.

Vous expliquez que Nuit debout n’a pas été seulement un moment de révolte mais aussi une « expérience de pensée ». C’est assez inédit ?

Je dirais même un temps de travail. Il y a eu des moments de partage et de transmission : j’ai appris à faire des nœuds de bâche, d’autres à réfléchir au salaire à vie… Nuit debout c’est une réflexion sur un problème classique : comment transformer un mouvement social en mouvement politique ? Comment passer d’une vitalité des luttes sociales à des gestes politiques ? Cela se fait en indéterminant les identités en lutte. Parce que la politique suppose l’ouverture à l’universel, au quiconque, à chacun. Nuit debout a cherché une forme. L’Assemblée permettait une réserve de puissance pour donner un but à des luttes précises : on partait au métro Stalingrad avec les migrants, vers un MacDo à Cergy, une action à la Cinémathèque, une autre au théâtre de l’Odéon… En parallèle, le mouvement continuait à exister en organisant un cadre pour des luttes indéfinies. Aujourd’hui, le petit groupe qui continue Nuit debout est plutôt constitué de citoyennistes, poursuivant leur désir de nouvelle constitution. Le mouvement n’a pas entraîné de crise politique. Il a frappé l’imagination mais sans paralyser le pays, en agglomérant sur des places pendant des semaines des gens préférant s’exprimer plutôt que d’aller travailler. Son échec, c’est de ne pas avoir réussi à garder le grand nombre et à actualiser cette virtualité d’insubordination massive. Une chose est sûre, c’est que Nuit debout a donné une expérience politique à beaucoup de gens. Quelles que soient les conséquences qu’ils en ont tiré, ils ont tenté quelque chose. Comme disait Kant : l’enjeu c’est de nous faire sortir les de l’état de minorité dans lequel nos tutelles nous maintiennent. Et le seul moyen d’en sortir c’est par l’expérimentation, l’action. Il n’y a rien à regretter, tout à apprendre.

Les Temps modernes. Nuit debout et notre monde, novembre-décembre 2016 (n° 691), Gallimard, 288 p., 22 euros.

Patrice Maniglier Philosophe, membre de la commission démocratie de Nuit debout.

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