Pataphysique du point

Johann Le Guillerm élabore une pièce ludique en forme de conférence minimaliste sur le plus petit signe de ponctuation.

Anaïs Heluin  • 29 mars 2017 abonné·es
Pataphysique du point
© photo : Élizabeth Carecchio

Lorsque, dès les premières minutes du Pas Grand Chose, sa nouvelle création, Johann Le Guillerm dit sa volonté de « mettre de l’ordre dans le chaos de ses sentiments », il faut s’attendre à être surpris. Montrant depuis son plus jeune âge les symptômes de ce qu’il appelle une « révolte de l’esprit », l’artiste s’est vite éloigné des pratiques circassiennes classiques apprises au sein de la première promotion du Centre national des arts du cirque (Cnac) pour développer ses expériences personnelles. Dans son laboratoire, grâce à des instruments d’observation ou « imaginographes » de sa fabrication, il classe la matière selon les critères que lui dicte son regard singulier sur le monde.

Depuis quinze ans, ce chercheur original imagine ainsi des protocoles ou « chantiers » qu’il déploie sous différentes formes dans le cadre d’un unique projet nommé Attraction. Soit une utopie fondée sur l’affirmation que « le monde peut être réélaboré par soi-même, pour ne pas le subir mais mieux l’éprouver, le penser, le vivre ». Créé début mars au Cirque-Théâtre d’Elbeuf en ouverture du festival Spring, dédié aux arts du cirque, Le Pas Grand Chose en est le tout dernier volet en date. De loin aussi le plus minimaliste.

« Tentative pataphysique ludique », cette pièce est une introduction aux fondements d’une pensée indocile où, pour la première fois, Johann Le Guillerm renonce au dispositif circulaire dont il n’a cessé jusque-là d’explorer les possibles.

Prononcés d’une voix à peine assez audible pour être savourés par un auditoire installé face à lui, les mots de Johann Le Guillerm sont en eux-mêmes un événement. En annonçant la sortie de son quasi-mutisme, presque aussi fameux que ses objets et performances nourries par une curiosité tout-terrain, l’artiste suscitait une attente qui témoigne de sa place dans le milieu du cirque. Mise au service du point, « ce pas grand chose qui n’est pas rien », sa conférence sonne comme une tentative de faire face au dérèglement du monde. En partant du plus petit signe qui soit, le circassien imagine un langage dans lequel les mots cohabitent avec un tas d’autres choses. Des graphiques, des bananes, une perruque, de nombreux chiffres ou encore des pelures d’orange.

Pour apprivoiser sa propre parole, Johann Le Guillerm est prêt à tout. Même à sacrifier son habituel costume d’aventurier solitaire. De Don Quichotte ou de Sisyphe de la piste, surnoms que l’artiste a gagnés à force d’interrogations sur les frontières du cirque. Au lieu de son grand pantalon et de son torse nu, il arbore en effet un costume très convenable. À peine dépareillé par des chaussures à orteils séparés, restes discrets d’une longue pratique de l’acrobatie, tels les vertèbres ou ergots inutiles restant à une espèce après son évolution. La petite carriole qu’il traîne jusqu’au milieu du plateau n’a pas non plus grand-chose d’insolite. L’incongru, dans Le Pas Grand Chose, tient beaucoup au décalage entre l’univers de Johann Le Guillerm et les objets conventionnels qu’il utilise dans ce spectacle.

Loin de pratiquer la conférence théâtrale comme tout le monde, l’artiste plie le genre à sa drôle de logique. À sa « science de l’idiot », ainsi qu’il nomme volontiers ses recherches très empiriques. Éclairée par deux lampes articulées, la carriole devient table de dissection du point. Avec quelques imaginographes, les objets simples cités plus tôt et sa parole labyrinthique, Johann Le Guillerm déploie une étonnante démonstration de l’épaisseur du point. Il aborde pour cela les multiples manières d’éplucher une sphère, montre son répertoire du genre de la fissure des œufs ou exhibe son postiche fabriqué à partir des cheveux qu’il perd depuis des années en faisant sa petite tresse. Un point, chez Johann Le Guillerm, c’est tout.

Le Pas Grand Chose, Johann Le Guillerm, jusqu’au 1er avril au Monfort, Paris XVe, 01 56 08 33 88, www.lemonfort.fr. Du 4 au 8 avril au Volcan, Le Havre ; les 11 et 12 avril aux Treize-Arches, Brive ; les 3 et 4 mai au Tandem, Douai-Arras.

Culture
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