Armand Gatti, poète quantique

Surnommé « le poète des maudits », ce fils d’ouvrier fit exploser le langage théâtral et politique.

Gilles Costaz  • 12 avril 2017 abonné·es
Armand Gatti, poète quantique
© photo : Gattoni/Leemage/AFP

Quand on rencontrait Armand Gatti, ce qui frappait avant tout, c’était son humanité. Quelle profondeur tendre dans ses yeux noirs ! La fraternité était immédiate. Avec lui, les mots de la camaraderie révolutionnaire, dont on use et abuse dans les milieux de gauche, n’étaient pas mensongers ou superficiels. Alors qu’il profitait de la solitude pour écrire des milliers de pages, il vivait pour aimer les autres, guérillero de la plume qui arrêta un jour sa trajectoire d’auteur estimé du système pour prendre comme partenaires de vie et de travail les réprouvés – loubards, taulards et zonards.

Armand Gatti s’est éteint à Saint-Mandé le 6 avril, à 93 ans. Il était né à Monaco en 1924, non pas là où l’argent prend le soleil mais à l’ombre, où le numéraire se fait rare. Son père, prolétaire d’origine italienne, était allé ici et là et avait trouvé un travail de balayeur sur le « Rocher ». Sa mère était femme de ménage. L’enfant, prénommé Dante et Sauveur (il choisira le prénom d’Armand plus tard, mais aimera toujours que son entourage l’appelle Dante !), fait ses études dans un séminaire, dont on le renvoie. Le lycée le mettra dehors aussi. Mais, avant même d’avoir son bac, il a déjà écrit des tonnes de vers et de textes.

En 1941, il perd son père, tué lors d’affrontements d’éboueurs en grève avec la police : l’esprit de révolte grandit en lui. Il part assez vite rejoindre la Résistance. Prisonnier, condamné à mort puis gracié, il est envoyé en Allemagne. A-t-il été placé dans un camp de concentration, près de Hambourg, comme il l’a toujours dit ? Il aurait déformé une réalité douloureuse (l’exil forcé, l’emprisonnement) pour la rendre plus terrible encore. Mais l’expérience a été, de toute façon, très éprouvante : le thème du lieu d’enfermement sera central dans son œuvre, depuis son premier film, L’Enclos, jusqu’à ses nombreuses pièces de théâtre. Gatti avait besoin de ce symbole du cercle fermé, jusqu’à mentir. Quand il recouvre la liberté, il rejoint les forces combattantes comme parachutiste.

Gatti semble alors parti pour un destin à la Kessel ou façon Gary, mais il va suivre un tout autre chemin. Démobilisé, il bénéficie d’une recommandation pour être reçu à la rédaction du Parisien libéré. Le début d’une longue activité de journaliste, où il va faire se rencontrer l’utopie qu’il a déjà dans la tête (il adore ce mot, ce concept créé par Thomas More) et la réalité. Lui qui sera passionné par les animaux, il obtient en 1951 le prix Albert Londres pour sa série Envoyé spécial dans la cage aux fauves. Il va sur le terrain des révolutions d’Amérique du Sud, surtout au Guatemala. Il observe la lutte armée et décrypte aussi les langages, comme le maya, qui participeront à son déchiffrement du monde. Pour lui, tout passe par le verbe et les multiples signes que l’on a élaborés sur la planète.

Devenu l’ami de Pierre Boulez, d’Henri Michaux, du peintre Bernard Saby, il quitte peu à peu le journalisme pour réaliser deux films (après L’Enclos, El Otro Cristóbal) et écrire du théâtre. Jean Vilar monte en 1959 son premier texte dramatique important, Le Crapaud-buffle. Dès lors, Gatti fait jouer beaucoup de pièces, qu’il monte parfois lui-même, en secouant souvent le conformisme de la société française, qui crie à l’assassin !

Après La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., qui rend hommage à son père, il fait représenter ou publie Chant public pour deux chaises électriques, V comme Vietnam, Les Treize Soleils de la rue Saint-Blaise, Petit Manuel de guérilla urbaine, La Passion du général Franco. Cette dernière pièce est interdite à la demande de l’Espagne par le gouvernement gaulliste, en dépit du soutien de Malraux.

À ce moment-là, Gatti prend le parti de ne plus travailler dans les circuits traditionnels du théâtre. Il part à Berlin puis à Bruxelles, crée à Toulouse l’Archéoptéryx, ne quitte plus guère le monde de ceux qu’il appelle les « loulous », principalement des jeunes en réinsertion. À partir de 1997, aidé par l’État et la municipalité de Montreuil, il installe sa structure de la Parole errante dans les anciens studios montreuillois et crée stages, spectacles, débats, films vidéo, toujours en dialogue avec des jeunes, entouré de ses fidèles : Jean-Jacques Hocquard, Hélène Châtelain, son fils Stéphane Gatti…

Le grand œuvre qu’il aura écrit, qui fracture les frontières du théâtre, de l’essai et de la poésie, a des dimensions colossales. Rien que les trois premiers volumes de La Parole errante dépassent les 4 000 pages. Quand on avait la chance qu’il vous les donne, il vous tendait les trois pavés en vous disant : « Tiens, prends le monstre ! » Philosophiques, politiques, lyriques, rythmiques, ces textes sont parfois des énigmes dont la compréhension passe par l’acceptation d’une sorte de cosmogonie personnelle faite d’êtres aimés comme des astres auxquels Gatti revient toujours – Jean Vilar, le mathématicien Jean Cavaillès (tué par les nazis) – et de mythologies modernes ou précolombiennes. Le chercheur allemand Heinz Neumann-Riegner a bien raison de parler d’un « cantique des quantiques » et de définir Gatti comme un « orphelin ou un Orphée à la recherche d’un langage délirique ».

Quantique et atomique, tel était Gatti, homme si libre qu’il pouvait quitter subitement une assemblée de doctes et disparaître pour aller prodiguer des caresses à un chien errant. Comme sa parole.

Les œuvres d’Amand Gatti, notamment les quatre volumes de La Parole errante, ont paru aux éditions Verdier. Principaux livres de témoignage et d’étude : L’Aventure de la parole errante, « multilogues » de Marc Kravetz avec Gatti, L’Ether vague, 1987 ; Armand Gatti, l’Arche des langages, textes rassemblés par Lucile Garbagnati et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Éditions universitaires de Dijon, 2004.

Culture
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