Eli Lotar : Poétique au couteau

Le Jeu de paume, à Paris, propose une rétrospective consacrée au photographe Eli Lotar. Entre onirisme et réalisme.

Jean-Claude Renard  • 26 avril 2017 abonné·es
Eli Lotar : Poétique au couteau
© PHOTO : Eli Lotar

D’un côté, des images abstraites, prises en 1928 à la Foire de Paris, des photographies aux cadrages audacieux, capturant la densité humaine au milieu de la foule, avec un appareil à ras du sol, enregistrant les pas des visiteurs défilant devant l’objectif.

De l’autre côté, en 1929, des images des abattoirs de La Villette, avec les flots de sang, les bêtes découpées, dépecées, les quartiers de barbaque, les trognes patibulaires au-dessus des carcasses. On y croise même Pierre Prévert, perplexe devant un tas de boyaux fraîchement évidés. Reportage cru s’il en est.

Ailleurs encore, une montre à gousset dans le creux d’une paume de la main s’invite dans le cadre d’une longue perspective sur une allée de l’hôpital des Quinze-Vingts, entre ombre et lumière.

Ces quelques images disent la diversité de l’œuvre d’Eli Lotar, inscrite à la fois dans la mouvance surréaliste et la tradition du reportage documentaire, au cœur de la dualité entre réalisme et lyrisme des années 1930. Une œuvre exposée au Jeu de paume, à Paris, avec une large rétrospective constituée d’une centaine de tirages d’époque et d’une centaine de documents (livres, revues, films) d’un photographe et cinéaste porté par l’innovation et plus encore par l’engagement.

Né à Paris d’un père poète et d’une mère enseignante, Eli Lotar (1905-1969) a grandi à Bucarest. En 1924, il revient à Paris pour entamer une carrière de comédien. Sa rencontre avec la photographe Germaine Krull, en 1926, est déterminante. Il se tourne alors vers un autre art muet. À ses premiers clichés, la capitale est son terrain de jeu. Il la fouille, l’ausculte, notamment du haut d’un appartement, saisissant l’agitation autour d’une place au graphisme fascinant. Il s’amuse aussi des perspectives entre passants éphémères et signalétique, d’une poésie urbaine faite de pissotières, de réverbères et de petits métiers, dressant un inventaire typologique, recomposant un Lutèce de science-fiction, traquant l’étrangeté poétique et noire de la ville. Pareil état d’esprit s’agite quand, au théâtre Alfred-Jarry, il multiplie les photomontages avec Antonin Artaud et Roger Vitrac, quand il croque la vie nocturne du Moulin-Rouge.

C’est avec ce langage qu’il vient collaborer avec Joris Ivens entre 1929 et 1930 pour son film Zuiderzee, autour de la construction d’une digue au nord d’Amsterdam. Plus qu’aux aspects industriels, Lotar s’intéresse à l’activité humaine, à cet entêtement des hommes dans leurs gestes répétés. En 1933, il est opérateur sur le seul documentaire de Luis Buñuel, Terre sans pain, illustrant les conditions de vie terrifiantes dans la région isolée des Hurdes, en Espagne.

Proche des membres du groupe Octobre, troupe de théâtre d’agit-prop, inscrit à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, il tourne avec Marc Allégret (Fanny), il est encore l’opérateur de Pierre Prévert dans L’affaire est dans le sac, photographe de plateau sur Une partie de campagne de Renoir, séjourne à Madrid pour sentir l’effervescence du Front populaire espagnol, en 1936, publie régulièrement des images prises en marge des tournages et de ses voyages. Les années 1930 sont les plus fécondes dans la vie de Lotar, passant également des paysages grecs aux portraits de Suzanne Berl, Braque, Bataille, Élie Faure ou Eisenstein.

Mais c’est en 1945 que son engagement est le plus marqué, avec son propre documentaire de 24 minutes, Aubervilliers (visible au Jeu de paume), commandé par la municipalité communiste, sur les bidonvilles de la cité, ses crève-la-faim, ses ouvriers à la carriole, ses derniers maraîchers, ses gosses en guenilles. Une promenade poétique et douloureuse sur les stigmates de la misère et de l’injustice, avant que le photographe ne revienne, des années durant, à une autre intimité, celle de l’atelier de Giacometti, aux basques du sculpteur et de son travail, bouclant ainsi une existence arc-boutée sur la matière vivante, gouvernée par une sensibilité aiguë du regard.

Eli Lotar, Jeu de paume, 1, place de la Concorde, Paris VIIIe, jusqu’au 28 mai.

Culture
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