L’histoire de France des « subalternes »

Michelle Zancarini-Fournel raconte « les luttes et les rêves » des classes populaires de 1685 à nos jours. Une approche pionnière et magistrale.

Olivier Doubre  • 19 avril 2017 abonné·es
L’histoire de France des « subalternes »
© photo : AFP

Sur la photo de couverture, on ne distingue pas un personnage plus qu’un autre. Une foule d’ouvriers et d’ouvrières, les uns debout, les autres juchés sur des camions ou des tracteurs. Tous, ou presque, lèvent un poing ferme et décidé. Devant eux, une banderole, au premier plan : « Nous voulons être traités comme des êtres humains ! » Sans autre indication, ni d’associations ni d’organisations syndicales. Datant des années 1930, la photo montre une grève de transporteurs travaillant aux alentours de la Marne, que l’on distingue au fond à gauche. L’illustration des « luttes et des rêves » (Victor Hugo, Les Contemplations) « des gens de peu ».

C’est leur histoire, celle « des hommes et des femmes des classes populaires » – à qui ce livre est aussi dédié –, que Michelle Zancarini-Fournel a patiemment reconstruite – et avec quel brio ! – sur près d’un millier de pages. Professeure émérite à l’université Lyon-I, spécialiste des résistances populaires, de l’histoire des femmes et du genre, codirectrice en 2008 (avec Philippe Artières) de l’imposant 68, une histoire collective (1), cette historienne engagée signe ici une pionnière « histoire populaire » de la France, alors que ce type de recherches est développé de longue date au sein des sciences sociales anglo-saxonnes (depuis La Formation de la classe ouvrière anglaise, d’Edward P. Thompson, à L’histoire populaire des États-Unis, d’Howard Zinn).

Le lecteur sera sans doute surpris par la date du début de cette histoire des « subalternes », narrant (selon la définition de Gramsci) les doubles dominations politique et sociale, et leurs résistances face aux puissants. Que s’est-il donc passé en 1685 ? En choisissant cette date, Michelle Zancarini-Fournel indique d’emblée sa volonté « de décentrer le regard, d’affirmer l’intérêt pour les vies de femmes et d’hommes “sans nom”, pour les minorités religieuses et de couleur, et pas seulement pour les puissants et les vainqueurs ». Car 1685, « année terrible », est à la fois celle de l’adoption du Code noir, régentant l’esclavage, et de la révocation de l’Édit de Nantes, excluant les protestants de la communauté nationale, avec la terrible répression qui va suivre.

Tout le livre s’attache ainsi à retracer l’histoire des sans-voix, une histoire « située », « par le bas », des dominé(e)s, qui, souligne l’auteure, « ne peut être que partielle », en mettant en exergue « des histoires singulières », sans se focaliser sur celle des « groupes, des mouvements ou d’organisations ». En insistant sur le rôle des femmes, des minorités sexuelles, ethniques ou des colonies, des détenus (ou des « hommes infâmes » chers à Foucault), Michelle Zancarini-Fournel dresse le portrait d’une France trop souvent oubliée, en tout cas dans les manuels d’histoire. Jusqu’à conclure par l’année 2005, celle des émeutes des banlieues, révélant « le caractère postcolonial d’une histoire nationale confrontée à un retour du refoulé, à “un passé qui ne passe pas”, celui de la colonisation ». Mais aussi l’année, « dans les urnes, du refus d’une Europe néolibérale ». Une année où les dominé(e)s tentèrent de se faire entendre.

Les Luttes et les Rêves. Une histoire populaire de la France, de 1685 à nos jours, Michelle Zancarini-Fournel, La Découverte/Zones, 996 p., 28 euros.

© Politis

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Caroline Chevé : « La situation en cette rentrée scolaire est très inquiétante »
Entretien 1 septembre 2025 abonné·es

Caroline Chevé : « La situation en cette rentrée scolaire est très inquiétante »

C’est l’un des nouveaux visages du monde syndical. La professeure de philosophie a pris la tête de la FSU, première fédération syndicale de l’enseignement, au début de l’année. C’est dans ce nouveau rôle qu’elle s’apprête à vivre une rentrée scolaire et sociale particulièrement agitée.
Par Pierre Jequier-Zalc
Violences sexuelles : et si le « oui » ne valait rien ?
Idées 28 août 2025 abonné·es

Violences sexuelles : et si le « oui » ne valait rien ?

L’inscription de la notion de consentement dans la définition pénale du viol a fait débat l’hiver dernier à la suite du vote d’une proposition de loi. Clara Serra, philosophe féministe espagnole, revient sur ce qu’elle considère comme un risque de recul pour les droits des femmes.
Par Salomé Dionisi
Insaf Rezagui : « La France pourrait être poursuivie pour complicité si elle continue de soutenir Israël »
Entretien 27 août 2025

Insaf Rezagui : « La France pourrait être poursuivie pour complicité si elle continue de soutenir Israël »

Alors que l’Assemblée générale de l’ONU se réunit en septembre et que le génocide perpétré par Israël à Gaza se poursuit, la docteure en droit international public Inzaf Rezagui rappelle la faiblesse des décisions juridiques des instances internationales, faute de mécanisme contraignant et en l’absence de volonté politique.
Par Pauline Migevant
Le ressentiment, passion triste et moteur des replis identitaires
Société 29 juillet 2025

Le ressentiment, passion triste et moteur des replis identitaires

Dans ce texte puissant et lucide, l’historien Roger Martelli analyse les racines profondes d’un mal-être né des blessures sociales et de l’impuissance à agir. À rebours des discours simplificateurs, il en retrace les usages politiques, notamment dans la montée des extrêmes droites, qui savent capter et détourner cette colère refoulée vers l’exclusion et la stigmatisation de l’autre.
Par Roger Martelli