Faut-il vraiment être En marche ?

Pour Polanyi, l’utopie du marché est une « fabrique satanique ».

Geneviève Azam  • 10 mai 2017 abonné·es
Faut-il vraiment être En marche ?
© photo : Yann Bohac / Citizenside / AFP

Arrêtons-nous pour penser ce qui nous arrive. L’injonction de marcher et la condamnation au mouvement perpétuel, à l’expansion, pourraient contenir les ressorts d’épisodes totalitaires. Prenons le temps de citer ici la philosophe Hannah Arendt et l’économiste Karl Polanyi, condamnés à l’exil dans les années 1930, témoins et penseurs de l’effondrement de la civilisation européenne.

« Ce qui, dans un monde non totalitaire, prépare les hommes à la domination totalitaire, c’est le fait que la désolation, qui jadis constituait une expérience limite, subie dans certaines conditions sociales marginales telles que la vieillesse, est devenue l’expérience quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle », écrivait Hannah Arendt [1].

Cette désolation n’est pas un accident de parcours, elle est la concrétisation de principes qui ont subordonné les sociétés et la nature à l’intérêt privé : « C’est la théorie d’Adam Smith, qui dit qu’une “main invisible” dirige l’ensemble de façon que, si chacun défend son intérêt particulier, tous ces intérêts particuliers s’additionneront et donneront l’intérêt général. Je considère cette théorie comme l’une des théories les plus nuisibles, les plus malfaisantes et aussi les plus erronées qui soient [2]. » Cette théorie conduit à la destruction de la sphère politique, à la fabrication d’individus isolés et massifiés, enfermés dans la sphère privée, à l’émergence de foules apparemment bigarrées et pourtant uniformisées. Autant de candidats potentiels à des aventures autoritaires.

Karl Polanyi voit aussi les prémices du totalitarisme dans l’utopie libérale du marché, véritable « fabrique satanique ». L’effondrement des années 1930 n’est, selon lui, ni une aberration de l’histoire ni une ruse du capital ; il est enraciné dans la modernité économico-sociale : « Les origines du cataclysme résident dans l’entreprise utopique par laquelle le libéralisme économique a voulu créer un système de marché auto-régulateur [3]. » La société de marché émerge de la tentative de transformer le travail, la terre et la monnaie en marchandises.

Pourtant, aucun de ces éléments n’a été « produit » pour la vente, mais la fiction du marché autorégulateur produit des effets réels et tend à leur marchandisation. Elle prive la société de sa substance et confère au système économique la possibilité de domination totale des humains et de la nature, de dissolution des classes et de leur transformation en masses. Pour Karl Polanyi, les années 1920 ont été déterminantes, car le libéralisme économique poursuivait son mouvement ; alors que « des centaines de millions d’hommes ont subi le fléau de l’inflation, des classes sociales, des nations entières ont été expropriées [4] ».

Les dangers d’un économisme submergeant la sphère politique, d’un libéralisme économique expropriateur et imposé à marche forcée, exigent un arrêt et une bifurcation.

[1] La Crise de la culture, Hannah Arendt, Gallimard, 1972.

[2] Édifier un monde. Interventions 1971-1975, Hannah Arendt, Seuil, 2007.

[3] La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983.

[4] Ibid.

Geneviève Azam Membre du conseil scientifique d’Attac

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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