Le dédale de l’urgence

L’évacuation du campement de la porte de La Chapelle a obligé les services de l’État à prendre en charge plus de 1 500 hommes seuls dans des centres d’accueil provisoires.

Vanina Delmas  • 17 mai 2017 abonné·es
Le dédale de l’urgence
© photo : PHILIPPE LOPEZ/AFP

« Où veux-tu aller ? » Écrite au feutre noir sur un tableau blanc, la question n’est pas anodine. Calais, Angleterre, Norvège, Allemagne, Soudan, Paris… Chacun des quinze migrants qui la fixent pour la mémoriser pourrait y répondre différemment si on parlait de leurs rêves. Mais, aujourd’hui, la réponse est plus concrète. « Je veux aller au centre-ville », répètent-ils consciencieusement, à voix haute ou dans leur tête. Assis en tailleur sur le parquet du gymnase, ils suivent attentivement le cours de français improvisé par Thomas, un bénévole présent depuis leur arrivée à Choisy-le-Roi, dans le Val-de-Marne.

Quelques jours auparavant, ces réfugiés dormaient encore dans des tentes installées sur les trottoirs de la porte de La Chapelle, dans le nord de Paris. Mardi 9 mai, l’État a procédé à une évacuation de ce campement proche du centre de premier accueil surnommé « la bulle ». Une _« mise à l’abri humanitaire », selon les pouvoirs publics, comme il y en a eu des dizaines dans la capitale depuis deux ans. Une mise à l’écart, pour les associations et les citoyens solidaires qui ont vu, impuissants, les cars emmener ces centaines de personnes qu’ils ont côtoyées et aidées pendant des semaines. Une seule question dans toutes les têtes : « Où vont-ils ? »

Connaître exactement le lieu et l’appellation précise des centres d’hébergement d’urgence ressemble à un jeu de piste géant. Le flou n’a rien d’artistique. Derrière cette interrogation instinctive, un sentiment général de se perdre – ou qu’on les perd – encore un peu plus dans le dédale administratif français. L’association Baam (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants) s’évertue à recenser toutes les informations possibles via ses réseaux pour apporter un peu de (ré)confort aux déplacés. Seule certitude au moment de monter dans les cars à La Chapelle : ils resteront en Île-de-France. Du moins, pour le moment. Certains sont hébergés dans des salles des fêtes, des centres sportifs, d’autres dans des tentes sur une base de loisirs et même dans une ancienne patinoire.

À Choisy-le-Roi, le gymnase réquisitionné borde le parc interdépartemental des sports, au pied de la gare Créteil-Pompadour. Des terrains de sport pour s’occuper, de la verdure pour respirer et des transports pour se déplacer facilement. « Nous savions que l’évacuation aurait lieu, que nous allions recevoir une centaine de personnes sur le secteur, mais nous avons dû nous organiser en trois jours, raconte Frédéric Guillaume, coordinateur du site pour Coallia, l’association gestionnaire. Le premier jour, nous avons pris leur identité pour faire les badges leur permettant d’accéder sans problème au site et lancer les démarches administratives. » Et maintenant, tous attendent.

Pour combler l’ennui en ce jour de grand soleil, certains jouent au foot, d’autres s’attaquent au lavage du linge et des chaussures, qu’ils font sécher sur les arbustes de l’entrée. En supplément des travailleurs sociaux de Coallia, des bénévoles, déjà engagés localement, ont été sollicités. L’une d’entre eux passe d’abord déposer quelques vêtements et voir comment les choses se passent, mais compte revenir rapidement. Thomas, étudiant en lettres, vit à proximité et essaye d’organiser son emploi du temps pour être présent le plus souvent possible. « Le premier jour, j’ai aidé à l’accueil, puis j’ai fait ce que je préfère : aller parmi eux, trouver quelques personnes qui parlent anglais pour commencer à établir du lien, raconte-t-il. Mon rôle dépasse vraiment les cours de français, car, désormais, dès qu’ils ont un pépin ils viennent me voir. »

Un lien qui passe surtout par l’échange verbal. Dans l’équipe de sécurité, cinq agents parlent le pachto, l’une des deux langues officielles en Afghanistan, et Reza, travailleur social depuis un an, parle huit langues. Et bientôt dix ! D’origine iranienne, il a étudié au Pakistan puis a travaillé dans l’armée française. Deux jeunes Afghans s’approchent de lui. Le premier lui demande de parler avec son ami. Les yeux de celui-ci s’illuminent lorsqu’il entend que Reza parle sa langue et comprend qu’il a très mal au bras. Une chance, car ce n’était pas qu’une mauvaise chute lors d’un match de foot. Quelques minutes plus tard, les pompiers arrivent pour lui remettre le bras en place. « Naturellement, ils se sentent rassurés quand une personne parle leur langue », ajoute Reza entre deux traductions.

Au moins six nationalités doivent cohabiter dans des conditions précaires. Alors, à l’intérieur du gymnase, sous les paniers de basket repliés, le dortoir est bien organisé. Les lits de camp bleus mis à disposition par la Croix-Rouge ne sont pas alignés au hasard. Vers le fond à gauche, ce sont plutôt les Soudanais qui ont pris leurs marques ; à l’opposé, c’est le coin des Afghans. Les duvets recouvrent les lits et les affaires personnelles sont rangées en dessous, notamment la pochette plastique contenant les précieux papiers pour le rendez-vous en préfecture. Une apparence de sérénité propre aux premiers jours. Mais certains commencent déjà à vouloir reprendre leur vie parisienne.

« Est-ce que je peux aller dormir deux ou trois jours chez un ami ? », demande un jeune Afghan à Reza. Refus catégorique du responsable. Le couvre-feu est fixé à 22 heures, et un badge avec nom et photo permet d’accéder au site. Un fichage et une surveillance de tous les instants déplorés par des collectifs de citoyens solidaires, mais, selon les responsables du centre d’accueil, garants de leur sécurité et du suivi de leur dossier vers la demande d’asile. « Et pour que tout se passe bien », précisent-ils.

« Je ne dirais pas que tout se passe bien et qu’ils sont contents, nuance Thomas. Certes, ils sont satisfaits, car trois jours auparavant ils dormaient à même le sol dans la rue. Mais ils sont surtout très inquiets. » Les questions se bousculent : « Qu’est-ce que je fais ici ? Combien de temps vais-je rester ? Où irai-je après ? Est-ce que je vais rester à Paris ? Est-ce que le nouveau gouvernement changera quelque chose à mon sort ? » Dans quinze jours, les activités sportives reprendront leur cours normal, les chaussures des apprentis basketteurs crisseront à nouveau sur le parquet débarrassé des lits de camp et minutieusement désinfecté. Se joue donc une course contre la montre pour les services administratifs et une énième course contre l’ennui pour les migrants.

Société
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