L’état d’urgence comme alibi pour restreindre le droit de manifester

Amnesty International dénonce les dérives des autorités et des forces de l’ordre lors des manifestations, justifiées par les pouvoirs exceptionnels dus à l’état d’urgence.

Vanina Delmas  • 31 mai 2017
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L’état d’urgence comme alibi pour restreindre le droit de manifester
© Photo : Manifestation contre la loi travail à Paris, le 19 mai 2016 (Michel Soudais)

L’état d’urgence sera-t-il prolongé jusqu’au 1er novembre 2017 ? Emmanuel Macron a annoncé que le Parlement devra se prononcer sur cette épineuse question avant le 15 juillet. Ce régime d’exception pourrait donc être renouvelé pour la sixième fois en moins de deux ans… et n’aurait donc plus rien d’exceptionnel. Instauré après les attentats de novembre 2015, l’état d’urgence visait à protéger la population face à une menace terroriste « plus élevée que jamais » mais les pouvoirs d’urgence qu’il octroie aux autorités ont servi d’autres objectifs, notamment le maintien de l’ordre public.

Dans un rapport intitulé « Un droit, pas une menace. Restrictions disproportionnées à la liberté de réunion pacifique sous couvert de l’état d’urgence en France » (à lire sur le site de l’association), Amnesty International démontre que _« le droit à manifester pacifiquement est de plus en plus perçu comme une menace en France ». Même si les dérives de l’état d’urgence ont débuté dès les mobilisations pour la COP21, en décembre 2015, pour atteindre leur apogée lors du mouvement social contre la loi travail, ce rapport s’appuie sur des recherches de terrain menées entre juin 2016 et mai 2017 et d’entretiens effectués avec 82 personnes : syndicalistes, membres d’organisations de la société civile, manifestants, journalistes ainsi que des représentants des ministères de la Justice, de l’Intérieur, de la préfecture de police de Paris et des préfectures de Rennes et Nantes.

Selon des chiffres obtenus par l’ONG le 5 mai dernier du ministère de l’Intérieur, les préfets ont eu recours aux pouvoirs d’urgence pour signer 155 arrêtés interdisant des rassemblements publics entre novembre 2015 à mai 2017, ainsi que l’adoption de 639 mesures individuelles empêchant les personnes visées de participer aux rassemblements publics, notamment contre la loi travail, que celles-ci aient déjà été interpellée, inculpées ou pas. Le préfet d’Ille-et-Vilaine a signé un arrêté empêchant Hugo, étudiant et militant du parti Ensemble-Front de gauche, de circuler librement dans le centre-ville de Rennes. Son motif : son rôle dans le mouvement étudiant rennais contre la loi travail. « Leurs motifs sont souvent basés sur des généralisations, des raisons vagues et non sur des preuves concrètes, affirme Marco Perolini, l’auteur du rapport. Pour interdire ces manifestations, ils avancent souvent l’argument du manque d’effectifs policiers, or nous avons constaté plusieurs fois que les autorités mettaient en place des stratégies de maintien de l’ordre demandant beaucoup de policiers. »

Nasser pour mieux contrôler

L’un des points mis en avant est le recours de plus en plus systématique à la stratégie du confinement, ou de la nasse. Utilisée habituellement pour séparer les manifestants violents du reste du cortège, cette technique revient fréquemment dans les témoignages des manifestants. Parfois, ils se retrouvent même nassés avant le début de la manifestation, à titre préventif, enfreignant ainsi le droit de circuler et de manifester. Comme le 5 août 2016, à Paris, quand la police a empêché 150 personnes de quitter le campement de migrants de Stalingrad pour rejoindre le rassemblement place de la République, organisé pour dénoncer le harcèlement subi par les migrants.

Un mois plus tôt, une cinquantaine de personnes avaient été confinées par un cordon de CRS sur le pont de la Concorde, devant l’Assemblée nationale. Mariana Otero, cinéaste, y était pour filmer mais les forces de l’ordre l’en ont empêchée. « Ils m’ont expliqué qu’un arrêté préfectoral interdisait de filmer. Ils ont fini par nous confisquer le matériel, et nous ont emmenés au commissariat après un moment d’attente », raconte-t-elle. Contrairement à un autre manifestant emmené avec son équipe, elle a pu ressortir rapidement. De retour sur le pont, elle a constaté que les manifestants étaient toujours nassés, alors qu’ils étaient calmes. Les CRS ont finalement formé un couloir pour les mener progressivement vers le métro.

Des blessés à vie

Si Amnesty International ne remet pas en cause les violences auxquelles les forces de l’ordre doivent souvent faire face, son rapport dénonce « le recours non nécessaire et excessif à la force », qui peut aller de la confiscation de matériel, même du sérum physiologique nécessaire aux secouristes, jusqu’à l’utilisation non justifiée d’armes comme les grenades de désencerclement.

Laurent T., 47 ans, raconte comment il a perdu son œil droit lors de la manifestation contre la réforme du code du travail qui avait lieu à Paris le 15 septembre 2016. Il n’avait pas particulièrement suivi le mouvement contre la loi travail mais ce jour-là, il décide de marcher. Arrivé sur la place de la République, il voit que les cordons de CRS se positionnent.

Un groupe de jeunes chantait près de la statue, ils étaient calmes. Puis il y a eu deux jets de gaz lacrymogène en leur direction. J’ai décidé de partir car la situation devenait tendue. Je n’ai pas eu le temps. Le dernier souvenir de mon œil droit, c’est une explosion et une douleur atroce, raconte-t-il.

Une grenade de désencerclement a explosé à un mètre de lui. Les secours arrivent au bout de 40 minutes, Laurent est opéré le jour même mais son œil droit ayant été éclaté, il a perdu la vue. Affilié au syndicat Sud-Solidaires, ce secrétaire hospitalier avait déjà fait un bon nombre de manifestations mais a constaté « le fossé entre celles des années 2000 et celles d’aujourd’hui ». Toujours en arrêt maladie aujourd’hui, il suit un traitement pour dépression et attend le procès du policier responsable du jet de la grenade. « L’IGPN l’a identifié et j’ai appris qu’il n’avait reçu aucune formation pour utiliser ce genre de grenades. J’imagine qu’il ne sera pas condamné mais voir un policier devant un tribunal est déjà une grande victoire », conclut-il. Pour le moment, aucune date de procès ne lui a été communiquée.

Aujourd’hui, les forces de l’ordre vont encore plus loin en utilisant la tactique de la nasse à titre préventif, et en ciblant les journalistes ou toutes personnes prenant des images, dénonce Nicolas Krameyer, responsable du programme Liberté chez Amnesty International France. Nous avons constaté une banalisation de l’usage de la force lors de manifestations pacifiques, que ce soit par des gazages en règle, des coups de matraques ou des jets de grenades, renforcé par un sentiment d’impunité.

D’autant qu’aucun outil de collecte du nombre de manifestants blessés n’a été mis en place, à part les compte-rendus des street-médics. Ces secouristes ont estimé qu’un millier de manifestants ont subi des blessures suites aux agissements des forces de l’ordre. Le ministère de l’Intérieur a fait mention de 102 plaintes déposées par des manifestants auprès de l’IGPN ou de l’IGGN. La plupart des manifestants ayant vécu les affrontements avec les forces de l’ordre depuis novembre 2015 reconnaissent que le 1er mai 2017 a été particulièrement violent, et beaucoup craignent de retourner manifester. Les autorités semblent parvenir à construire une technique de dissuasion efficace, en étouffant progressivement le droit à manifester par les gaz lacrymogène et la peur.

À lire aussi >> Le cortège de tête face à la violence

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