Le cirque du siècle

Gilles Cailleau convoque toutes ses compétences d’acteur et de circassien dans un seul-en-scène plein de fureur et de tendresse sur les violences de notre siècle.

Anaïs Heluin  • 28 juin 2017 abonné·es
Le cirque du siècle
© photo : Catherine Briault

Au milieu des spectateurs installés en cercle sur des sièges dépareillés, Gilles Cailleau affiche d’emblée son intention : raconter le XXIe siècle. Ou du moins essayer. Piétinant, s’adressant au public comme à un bon confident, l’artiste reconnaît d’emblée ses limites. Lui qui a traversé tout Shakespeare en trois heures dans Le Tour complet du cœur et interprété seul dans Gilles et Bérénice une version très personnelle de la pièce éponyme de Racine, il se présente dans Le Nouveau Monde presque aussi démuni qu’un enfant.

Bouleversante, la fragilité de l’artiste résiste à toutes les techniques qu’il met au service de sa nouvelle création, sous-titrée Une histoire générale et poétique du XXIe siècle. Et elles sont nombreuses. Auteur, comédien, acrobate, metteur en scène et en piste de la compagnie itinérante Attention fragile, Gilles Cailleau dispose d’un impressionnant répertoire de gestes et de mots au service d’images qu’il met plus de temps à construire qu’à faire admirer. Avec tendresse et humilité. Succession de tableaux vivants consacrés à des tragédies récentes, Le Nouveau Monde a en effet la virtuosité des plus discrètes. Et souvent désespérée.

« Ce n’est pas vraiment une discipline de s’accrocher à des planches, ce n’est pas une discipline de sauter à mains jointes dans le trou d’un grillage éventré, ni de lancer des couteaux sur des poupées qui brûlent ou de marcher sur un fil les pieds nus au-dessus de tessons de bouteille. » Dans le dossier de présentation du spectacle, Gilles Cailleau n’a guère besoin de davantage de phrases pour faire comprendre son rapport au cirque et au verbe. Traversé par un souffle épique qu’il refuse de transformer en exploits, il incarne une sorte d’Ulysse terrassé par le monde. Condamné à donner forme aux visions qui le hantent et à formuler ses questions de gosse qui n’en peut plus de sa curiosité.

Le clown n’est jamais loin. En plein milieu du spectacle, après l’écroulement de tours jumelles en feuilles de contreplaqué et autres tragédies bricolées et transpirées, il s’invite même carrément sur la piste à travers un numéro on ne peut plus classique : l’escalade d’une planche bancale, motivée par un petit objet pendu à son sommet. Si Gilles Cailleau a d’abord l’air de s’offrir un entracte léger entre deux catastrophes, le tragique ne tarde pas à pointer derrière le nez rouge et le costume élimé enfilés pour l’occasion. La solitude de l’artiste est criante, ainsi que ses efforts prodigieux pour décaler le réel. Pour trouver un peu de rire et de beauté dans le siècle encore jeune mais déjà en ruines qu’il s’acharne à regarder en face. Et à l’horizontal.

Le Nouveau Monde est un spectacle au ras du sol. Car si le XXe siècle est pour Gilles Cailleau un siècle vertical, le suivant est traversé par des mouvements et des drames que l’on peut suivre sans avoir à lever la tête. À commencer par le 11 Septembre, ou encore par le drame des migrants dont l’acteur et circassien donne une représentation aussi naïve que déchirante. Sur une planche en bois peinte en bleu, un bateau en papier – qui fut chapeau de clown quelques minutes auparavant – accueille quelques guignols soigneusement sélectionnés par un enfant lui-même choisi par Gilles Cailleau dans le public. Toutes les élections ne sont pas une grâce.

Créé en grande partie lors d’une résidence à la Gare-Franche, fabrique artistique située dans les quartiers nord de Marseille, Le Nouveau Monde est nourri de l’échange constant de Gilles Cailleau avec diverses populations, surtout les plus éloignées des milieux culturels. Un rapport subtil à la jeunesse et au spectateur en général, appelé à la fin du spectacle à formuler ses vœux pour un monde meilleur. Longtemps pratiqué par son fondateur, le théâtre-forum donne au cirque d’Attention fragile une poésie et une narration très singulières dans le paysage du cirque actuel. Une joie aussi, malgré une grande inquiétude.

Le Nouveau Monde, une histoire générale et poétique du XXIe siècle, du 8 au 13 juillet à Brioux-sur-Boutonne (79) dans le cadre du festival Scènes nomades ; du 20 au 23 juillet à Chalon-sur-Saône à Chalon dans la rue ; du 6 au 15 octobre à Paris au festival Village de cirque. Le reste de la tournée sur attentionfragile.net

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