« Les Fils conducteurs », de Guillaume Poix : Cimetière du progrès

Guillaume Poix aborde les rapports Afrique-Occident à travers la décharge électronique de la banlieue d’Accra. Un premier roman remarquable.

Anaïs Heluin  • 30 août 2017 abonné·es
« Les Fils conducteurs », de Guillaume Poix : Cimetière du progrès
© photo : Francesca Mantovani

« Agbogbloshie ». Un nom difficilement prononçable pour une réalité pénible à formuler : celle d’une des plus grandes décharges de résidus électroniques de la planète. Un marché de plus de dix kilomètres carrés situé dans la banlieue d’Accra, où s’entassent des millions de tonnes de téléphones portables, téléviseurs et autres objets de communication et de divertissement.

Pour Guillaume Poix, jeune auteur de théâtre et metteur en scène, qui signe avec Les Fils conducteurs son premier roman, ce cimetière technologique, décrit dans de nombreux articles et reportages depuis que plusieurs ONG sont allées en constater l’horreur, est un puissant matériau poétique.

«Agbogbloshie’’ – on fait sa prière en répétant le mot », lit-on après quelques pages présentant les deux personnages principaux. Soit Thomas, photographe franco-suisse de 30 ans, qui se rend dans la capitale du Ghana pour saisir des images du désastre écologique, et le petit Jacob, Guinéen installé dans cette même ville depuis la mort de son père. Tout comme le nom de la décharge sied à l’inouï qu’il désigne, la polyphonie des Fils conducteurs en traduit la complexité. La violence quotidienne, mais aussi une forme de joie. Étroitement mêlées, les deux trajectoires sont tels des fils d’Ariane en plein chaos. Elles permettent une immersion dans un monde qu’une écriture purement documentaire ne suffirait pas à appréhender.

Les noms, chez Guillaume Poix, dessinent les contours d’une mythologie hybride. Jacob n’hérite en effet pas pour rien du prénom du fils d’Isaac. Lequel est également présent dans le roman, sous les traits et la gouaille imagée d’un gosse qui fouille dans les déchets pour récupérer divers métaux à revendre. Cela en compagnie de son copain Moïse, aussi peu prophète que Jacob n’est « protégé de Dieu », sens de son prénom en hébreu.

Ces références bibliques ne font pourtant pas que révéler ironiquement la désertion des dieux traditionnels d’Afrique et d’Occident. Dans Les Fils conducteurs, les objets qui s’accumulent dans l’immense poubelle à e-déchets ne sont pas les seuls à avoir droit à une seconde vie : souvent dissociés de leur référent habituel, les signes donnent accès à un imaginaire recyclé d’une grande richesse.

Le récit a beau être traversé par l’opposition entre les deux continents qu’incarnent Jacob et Thomas, il échappe ainsi au manichéisme et accède à une étonnante poétique du tout-monde. Certes, la balance des accusations penche du côté de l’Europe. Lâche, incapable de produire autre chose que les images misérabilistes que son commanditaire – une institution culturelle publique suisse – attend de lui, Thomas participe toutefois au déploiement progressif des divers langages qui composent le texte. Parmi lesquels celui des trois fragiles travailleurs d’Agbogbloshie, plein d’une oralité inventive rappelant celle d’un Ahmadou Kourouma ou d’un Tierno Monénembo. En plus urbaine. En faisant cohabiter ces mots avec ceux, plus classiques, de son récit à la troisième personne, Guillaume Poix offre dans la douleur un plaisir qui résonne comme une prière de décroissance et de dialogue entre les continents.

Les Fils conducteurs, Guillaume Poix, Gallimard, « Verticales », 224 p., 18 euros.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes