Comment l’Uruguay a légalisé le cannabis

Depuis trois mois, cet État d’Amérique du Sud a pris en charge la filière de production et de distribution de marijuana. Une réforme réussie, sans hausse des consommations.

Olivier Doubre  • 20 septembre 2017 abonné·es
Comment l’Uruguay a légalisé le cannabis
© photo : MIGUEL ROJO/AFP

Au matin du 19 juillet, certaines pharmacies de Montevideo, capitale de l’Uruguay, ont connu une affluence inhabituelle. « On n’a pas arrêté, aujourd’hui, déclarait à l’AFP, sous couvert d’anonymat, l’employée d’une officine. En deux heures, on a vendu à peine trois médicaments, mais au moins trente personnes ont acheté du cannabis. » Ce jour-là, les Uruguayens qui s’étaient préalablement inscrits sur un registre national des consommateurs de marijuana pouvaient acheter du cannabis le plus légalement du monde, dans la limite de 40 g par mois (10 g par semaine), en pharmacie. C’est le résultat d’une loi de décembre 2013 qui confie à l’État « le contrôle de l’importation, de l’exportation, de la plantation, de la culture, de la récolte, de la production, de l’acquisition, du stockage, de la commercialisation et de la distribution du cannabis et de ses dérivés ».

Cette loi a vu le jour par la volonté expresse de « Pepe » Mujica, ancien guérillero des légendaires Tupamaros, torturé et emprisonné à l’époque de la dictature militaire, dans les années 1970, président anticonformiste qui dirigea le pays entre 2010 et 2015 en refusant les honneurs présidentiels, préférant continuer d’habiter sa modeste maison en banlieue et se rendre tous les jours au palais présidentiel avec sa vieille voiture…

L’Uruguay, petit pays coincé entre les deux géants argentin et brésilien, est plutôt épargné par le narcotrafic qui gangrène le sous-continent latino-américain. En effet, le marché potentiel des drogues ne peut y être que limité, de par sa population modeste, et les cartels y voient peu d’intérêt, du fait de sa géographie exempte de jungles et de montagnes. Toutefois, la terrifiante réalité sud-américaine en la matière a été la principale raison de la volonté d’agir différemment de Pepe Mujica, bien conscient de l’échec des politiques répressives, qui ont en outre pour effet pervers de permettre le développement de l’économie illégale.

Si l’opinion publique uruguayenne, réputée modérée, apparaissait opposée au projet de loi de légalisation du cannabis au moment de son adoption (à hauteur de 60 % ou 65 %, selon les sondages), la volonté de l’exécutif n’a pas varié – sans donner lieu à des mobilisations à son encontre. Sans doute parce que, de l’avis de la plupart des spécialistes de ce pays, la population a une grande confiance dans un État de tradition assez interventionniste et, à la différence de ses voisins latino-américains, très laïque. L’Uruguay est aussi – et depuis longtemps – à la pointe de politiques très progressistes, puisqu’il a été le premier pays outre-Atlantique à adopter le divorce par la seule volonté de l’épouse (1913), et l’un des premiers à abolir la peine de mort (1907) et à autoriser le vote des femmes (1927). Plus récemment, il a légalisé l’union civile des couples de même sexe (2013) et l’adoption pour ceux-ci (2009). Plus étonnant, en matière de cannabis, c’est la dictature militaire qui, en 1974, avait adopté une loi autorisant sa consommation – mais interdisant la production et la commercialisation.

Le gouvernement dirigé par Pepe Mujica a donc décidé d’agir avec courage, dans une Amérique latine où les États-Unis continuent d’être influents. Il a pris la décision de « nationaliser » toute la chaîne du cannabis, depuis sa production jusqu’à la vente aux usagers. Et d’autoriser l’initiative privée, mais dans un environnement non-marchand.

C’est d’ailleurs là une des innovations les plus intéressantes du système uruguayen, sachant que les militants en faveur de la légalisation des drogues ont généralement un a priori négatif quant à la mise en place d’un modèle étatique. La loi de décembre 2013, en effet, a agréé trois filières de production et de distribution privées. Dès l’adoption du texte par le Parlement, l’autoproduction a été autorisée, limitée à six plants par foyer, soit environ 40 g par mois, tout comme les associations de producteurs-consommateurs, nommées Cannabis Social Clubs (dont l’existence légale est aussi reconnue en Espagne, par exemple) ; comptant chacune 45 membres au maximum, ces associations produisent et redistribuent pour leurs adhérents, moyennant un partage équitable des coûts. La condition étant que chaque autoproducteur et chaque club s’inscrivent sur un registre spécifique. Le 13 septembre 2017, on comptait 7 119 autoproducteurs et 64 clubs dûment enregistrés. La procédure d’enregistrement étant assez longue, car très contrôlée pour éviter les risques de trafic, plusieurs clubs ne sont pas encore inscrits mais fonctionnent déjà – sans être dans l’illégalité.

La troisième formule, qui a le plus fait parler d’elle dans la presse, concerne les simples consommateurs, contraints de s’inscrire sur un registre spécial (ils doivent être de nationalité uruguayenne ou résidents permanents, afin d’éviter le phénomène du « narco-tourisme », bien connu à Amsterdam par exemple), et qui peuvent ensuite s’approvisionner dans les pharmacies volontaires pour adhérer à ce programme. Aujourd’hui, seules une quinzaine d’officines de Montevideo ont accepté, mais la loi prévoit qu’en province, là où les officines sont rares, celles-ci ne peuvent se dérober à l’obligation de vendre du cannabis, la réforme étant mise en place sous l’égide du ministère de la Santé.

Quant aux consommateurs, ils étaient un peu plus de 5 000 en juillet lors de la mise en place du programme, mais, la confiance s’installant, leur nombre a bondi, et ils étaient 13 657 le 13 septembre. L’achat se fait dans les pharmacies avec une carte personnelle et un système de reconnaissance digitale pour chaque consommateur. La connexion en réseau des officines empêche qu’un consommateur ne change de pharmacie pour acheter davantage que ne le prévoit la loi. Le prix est fixé par le gouvernement pour tout le pays (environ 1,15 dollar US par gramme).

Au bout de ces trois premiers mois, on peut dire que l’État a été dépassé par le succès rencontré, au moins dans la capitale. En effet, les pharmacies ont connu une rupture de stock quelques jours après le démarrage. Par ailleurs, des consommateurs ont critiqué la faible qualité du produit vendu, puisque le taux de THC (le principe actif du cannabis) est d’environ 2 %, ce qui est bas.

S’il s’est écoulé tant de temps entre l’adoption de la loi, en 2013, et le début de la vente en pharmacie, c’est qu’il a fallu organiser la production encadrée par l’État. Au bout du compte, deux entreprises ont été chargées de produire le cannabis, après de scrupuleuses vérifications pour s’assurer qu’elles n’avaient aucun lien avec le crime organisé ou les cartels à l’étranger. La production se fait sur un terrain de l’État gardé par des militaires, à la périphérie de Montevideo. Il reste d’ailleurs des parties non cultivées, ce qui devrait permettre d’augmenter la production pour soutenir la demande.

Les autorités tâtonnent donc encore un peu dans la mise en œuvre de cette réforme ambitieuse et unique au monde. Aux dernières nouvelles, les banques américaines auraient tenté de fermer les comptes des pharmacies qui vendent ce cannabis d’État, arguant qu’elles ne peuvent accepter cet argent « immoral ». Elles sont pourtant moins regardantes lorsqu’elles acceptent les millions de dollars blanchis des cartels sud-américains !

L’Uruguay, malgré quelques difficultés internes et les pressions internationales, aura donc montré que la légalisation du cannabis est possible, qu’elle est relativement simple à mettre en œuvre, qu’elle n’entraîne pas de hausse des consommations (selon les premières études du ministère de la Santé), protège du narcotrafic et de son lot de violences et de fraudes en tout genre, tout en permettant une vraie prévention. La France ne devrait-elle pas s’inspirer du petit et lointain Uruguay, État de longue tradition progressiste ?

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