« Faciliter les licenciements n’est pas compatible avec l’innovation »

Claude Didry, sociologue et directeur du recherche au CNRS, analyse les conséquences et les oublis des ordonnances de la nouvelle loi travail.

Malika Butzbach  • 2 septembre 2017 abonné·es
« Faciliter les licenciements n’est pas compatible avec l’innovation »
© Crédit photo : Martin Bertrand / Hans Lucas

Selon les mots de Murielle Pénicaud, cette réforme vise à « changer l’état d’esprit du Code du travail ». C’est ce que vous ressentez ?

Claude Didry : Il faudrait déjà caractériser l’état d’esprit initial du code. Si l’on estime que le droit du travail était un droit protecteur des travailleurs, alors le droit du travail demeure : ces ordonnances s’inscrivent dans le Code du travail, elles ne le bouleversent pas. Ce Code reste un point d’appui et, même s’il est soumis à des alternances idéologiques, il reste des bases. Cette réforme ne fait pas disparaître ce code, elle accentue certaines tendances.

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Ces ordonnances revêtent-elles d’un caractère inédit où sont-elles davantage une étape d’un processus antérieur ?

Initialement, le Code du travail est une rupture historique : c’est un changement de regard sur l’activité productive. Il ne s’agit pas seulement d’un ensemble de protections : il permet de définir et d’identifier le contrat de travail, ce qui prend son importance dans un contexte d’ubérisation de l’emploi avec Uber et Deliveroo.

Aujourd’hui, et depuis une vingtaine d’année, nous sommes dans une autre démarche, que je date de 1995 avec le rapport Boissenart qui émet l’idée que les contrats atypiques tendent à prendre le dessus sur les contrats à durée déterminée stables. Ce rapport conclu que ce mouvement doit être accompagné par une sécurité pour les travailleurs qui vont d’un emploi à l’autre. Cet argument renvoie au modèle plus profond de la segmentation du marché du travail, segmentation entre des insiders, intégrés car bénéficiant d’un CDI, et des outsiders.

La recommandation de la Commission européenne en 2015-2016 poursuit ce modèle et suggère de faciliter les procédures de licenciement pour que cette segmentation se résorbe. Notons d’ailleurs que ce diagnostic est erroné : les personnes qui sont en situation précaire sont les plus jeunes mais, en vieillissant, elles ont accès aux contrats stables. Il y a donc une grosse part de la population active en CDI avec un accroissement de leur ancienneté dans entreprise. Ces ordonnances vont imposer une fragilisation de leurs situations professionnelles car la menace de perdre son emploi est énorme dans ce contexte de précarité générale ; et encore d’avantage pour un salarié de 50 ans qui a de nombreuses années d’ancienneté dans la boîte. Ces textes apparaissent comme une réponse qui prolonge celle de la loi El Khomri : l’idée est d’encourager la mobilité des salariés et là, en l’occurrence, la mobilité par licenciement.

Les réformes de Muriel Pénicaud sont-elles une étape cruciale dans cette démarche ?

Oui, on a cette impression, mais c’est un peu la même chose à chaque fois : on nous dit qu’on atteint une étape cruciale et après on se rend compte qu’il y a encore des étapes cruciales à franchir. En 2008, il y a eu l’accord national interprofessionnel sur la modernisation du marché du travail (qui prévoyait la création de la rupture conventionnelle), ensuite il y a eu la loi Rebsamen, la loi El Khomri… On introduit des éléments nouveaux mais sans changer de direction. La démarche et l’objectif restent identiques : il s’agit de fluidifier le marché du travail.

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Dans les éléments nouveaux des ordonnances, on peut souligner le renforcement des négociations d’entreprise par rapport à la convention de branche : il s’agit d’un ajout par rapport à loi El Khomri. Si la définition du montant des salaires minimums est maintenue dans les accords de branche, ce n’est pas le cas des questions liées aux procédures de licenciement pour motifs économiques qui sont livrées aux négociations d’entreprise. Là encore, on lit le souci de faciliter les licenciements. De même que le plafonnement des indemnités prud’homales ne porte pas une attaque frontale contre le CDI mais tente de réduire sa portée puisque le caractère bénéfique de ce contrat, ce sont justement les garanties autour de sa rupture. La tonalité générale semble être la suivante : faire en sorte que les salariés aient moins de possibilités de contester la rupture de leur CDI et moins de possibilités de faire valoir leurs droits à l’indemnisation ou à la réintégration.

Peut-on voir dans cette réforme l’émergence d’un nouveau dialogue social ?

La fusion des instances représentatives a un caractère inédit. Quant à savoir si cela bouleversera l’architecture initiale, c’est difficile à dire à l’heure actuelle. Il y aura probablement moins de moyens pour l’activité de ces instances, mais il faut voir ce que cela donnera dans la pratique. Malgré tout on peut imaginer que l’on se trouve toujours dans l’idée d’affaiblir les capacités de recours de ces instances contre les décisions des entreprises qui iraient à l’encontre du droit. Par ailleurs on peut voir dans la rupture conventionnelle collective que proposent les textes l’extension et le renforcement du volontariat dans la suppression emploi. Cette convention prive les instances représentatives d’une forme intervention pour limiter les suppressions d’emplois.

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Dans votre livre, L’Institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire (La Dispute), vous insistez sur le rôle fondamental du Code du travail dans la société.

Le Code du travail définit un champ d’activité qui représente une part très importante voire centrale dans la vie des individus et qui leur ouvre la possibilité de se réaliser. C’est donc une base très importante dans la création d’un lien social qui ne repose pas sur la fabrication d’une identité nationale mais sur la capacité de chacun d’apporter son utilité à la société. Cette dimension importante rythme la vie des individus : c’est autour du travail que va se définir la condition de la jeunesse à travers les études, de même pour la carrière et la retraite. Le travail ne se limite pas à une formule comptable, il représente une chose profonde pour l’existence de l’individu et la base de l’activité productive d’une société. Ces dimensions ne doivent pas être oubliées.

Et vous pensez qu’elles sont oubliées dans les ordonnances ?

Les textes saisissent le travail comme une valeur d’ajustement qui doit s’adapter et dont on doit modérer les coûts. On perd de vue sa dimension créative. Les grandes innovations dépendent des dynamiques de travail et leur développement sur le long terme est permis par des cadres légaux. Une situation où on peut licencier les salariés du jour au lendemain est-elle compatible avec la réalisation d’innovations ? Non. Lorsque vous êtes engagé dans une entreprise de recherche et d’innovation, il y a besoin d’avoir un horizon et une sérénité que cette oscillation constante sur le droit du travail est en train d’effacer. Je me demande si un droit du travail qui rend plus facile les licenciements est compatible avec une société qui vise des productions de très hautes technologies.