Menaces sur le logement social

La baisse des APL fragilise les bailleurs sociaux et les contraint à renoncer à des constructions et des réhabilitations. Leur finalité sociale est attaquée au profit d’une marchandisation du secteur.

Michel Soudais  • 25 octobre 2017 abonné·es
Menaces sur le logement social
© photo : PATRICK HERTZOG/AFP

Entre le gouvernement et les acteurs du logement social, une rude bataille est engagée. Il y a d’abord eu, au début de l’été, l’annonce d’une baisse indistincte de l’aide personnalisé au logement (APL) de 5 euros par mois, à compter du 1er octobre, pour 6,5 millions de locataires parmi les plus modestes. « Une connerie sans nom », aurait lancé Emmanuel Macron devant les chefs de sa majorité. Un coup d’essai plutôt, comme l’a confirmé le projet de loi de finances pour 2018. La « connerie », qui avait été perçue comme la première mesure anti-pauvres du quinquennat, y est reconduite à l’article 52. Elle ne devait pourtant, à lire des gazettes en cour, n’être appliquée que trois mois, le temps de combler un trou laissé par le gouvernement précédent…

Pérennisée en 2018, elle générera pour l’État une économie de 400 millions d’euros, soit le montant de la ristourne accordée aux 1 000 plus gros contributeurs de l’impôt sur la fortune (ISF). Pire encore : le même article prévoit de réduire de 60 euros en moyenne l’APL des locataires du parc social qui est versée chaque mois aux bailleurs sociaux. Obligeant ces derniers à baisser d’autant le montant de leurs loyers. Une ponction de 1,7 milliard qui fragilise dangereusement les HLM.

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L’annonce de cette mesure, fin septembre, à la veille du congrès de l’Union sociale pour l’habitat (USH), qui rassemble les 730 organismes HLM du pays, a suscité un tollé des acteurs du logement social. Le ministre en charge de la Cohésion des territoires, Jacques Mézard, et son secrétaire d’État plus spécifiquement en charge du logement, Julien Denormandie, y ont été chahutés comme jamais, tous les bailleurs sociaux accusant dans une motion votée à l’unanimité, fait inédit, le gouvernement de mener « une attaque idéologique contre le modèle du logement social, ses 11 millions de locataires », et de mettre « en péril le logement social ».

Le 14 octobre, plusieurs centaines de personnes se sont retrouvées devant l’Hôtel de ville de Paris, et dans plusieurs régions, à l’appel du collectif Vive l’APL, fédérant quelque 70 organisations. « Taxer les riches, pas les locataires », « M. Macron, arrêtez de nous mettre le bordel dans le logement », pouvait-on lire sur leurs pancartes. Le 17 octobre, la plupart des offices HLM étaient fermés pour protester contre le plan logement du gouvernement, tandis que plusieurs milliers de personnes étaient rassemblées aux abords de l’Assemblée nationale pour demander le retrait de l’article 52 du projet de loi de finances, à l’appel tout à fait inhabituel de la Fédération nationale des offices publics de l’habitat (OPH). Parallèlement, l’USH a engagé une campagne nationale d’information dans la presse, les radios et sur le Web pour rappeler le rôle-clé du secteur HLM dans la solidarité nationale et appeler à signer la pétition contre le projet du gouvernement.

Un nouveau rassemblement était prévu, mercredi 25 octobre, devant le Conseil d’État, lors de l’examen en séance publique du recours en urgence contre la baisse de 5 euros des APL, engagé par le collectif Vive l’APL. Ce dernier appelle par la suite à une « veillée » le 2 novembre, pendant les débats à l’Assemblée nationale sur l’article 52, et à des manifestations nationales le 9 décembre. Avec l’objectif d’élargir la prise de conscience des menaces que le projet du gouvernement, en apparence technique et d’ordre purement comptable, fait peser sur le logement social.

La première menace porte sur le nombre et la qualité des logements. Si « les locataires n’y gagnent rien en termes de pouvoir d’achat », la baisse des APL et leur compensation par les bailleurs sociaux « auront évidemment des conséquences sur l’entretien de leurs appartements et la construction de logements », souligne le communiste Ian Brossat. Pour l’adjoint en charge du logement à la Mairie de Paris, la mesure va diminuer de 50 millions chaque année les recettes des trois bailleurs de la Ville. « C’est l’équivalent de 1 600 logements sociaux construits », calcule-t-il. Dans ces conditions, l’objectif de la municipalité parisienne d’atteindre en 2025 les 25 % de logements sociaux imposés par la loi semble compromis. « La réforme nous obligera soit à sacrifier des logements neufs, soit à dégrader l’entretien du parc », avertit Ian Brossat. Un choix cornélien auquel tous les offices vont être confrontés.

Député (PCF) de Saint-Denis, Stéphane Peu présidait jusqu’en juin Plaine Commune Habitat, un office public à la tête de plus de 18 000 logements sur le territoire de cette agglomération qui regroupe neuf communes populaires au nord de Paris [1], dont environ 10 000 allocataires APL. Plaine Commune Habitat générait chaque année 8 millions d’autofinancement – ce qu’on appelle les marges dans les entreprises à but lucratif – réinvestis dans l’entretien du parc, la rénovation thermique des logements et la production neuve. « Si on applique la baisse de 60 euros par locataire et par mois, cela va amputer l’autofinancement de 6 millions d’euros et conduire à des arbitrages sévères », s’inquiète le député au retour d’un conseil d’administration consacré au débat d’orientation budgétaire. Si le gouvernement maintient le projet de loi de finances tel qu’il est, Plaine Commune Habitat « devra renoncer à des projets qui ont déjà fait l’objet de dépenses en achat de terrain et concours d’architecte », explique-t-il.

D’un bout à l’autre du pays, les besoins sont pourtant criants. Près de 2 millions de ménages sont en attente d’un logement social. Le rapport annuel de la Fondation Abbé-Pierre, publié en janvier, estimait à 4 millions le nombre de « mal-logés ». Plus de 16 000 personnes, dont 36 % de mineurs, vivent en France dans des squats et des campements, estime une étude récente. Laquelle fait état de l’existence de 571 bidonvilles, dont 113 en Île-de-France, où les gens passent en moyenne sept ans avant d’avoir un toit [2].

Faute de moyens, détaille encore Stéphane Peu, Plaine Commune Habitat serait contraint de « réduire considérablement les projets de réhabilitation thermique qui sont un objectif de la COP 21, et un moyen de faire gagner du pouvoir d’achat aux locataires ». La situation étant loin d’être marginale, l’USH interroge : « 150 000 logements sociaux font l’objet en 2017 de travaux d’amélioration énergétique. Combien demain, si la réforme de l’APL passe ? » Les locataires ne peuvent qu’y perdre. Les entreprises du bâtiment également. Car, en amputant les ressources des organismes HLM d’une somme correspondant aux trois quarts de leurs capacités d’investissement dans la production de logements neufs et la rénovation de leurs parcs, le projet du gouvernement menace les 250 000 emplois que ces organismes génèrent dans le bâtiment, font valoir les bailleurs sociaux.

La compensation de la baisse des APL par les bailleurs sociaux menace aussi directement la finalité sociale des organismes HLM en les entraînant dans une logique de marchandisation. « Ceux qui ont beaucoup d’APL vont être plus fortement touchés », observe la sénatrice (PS) Marie-Noëlle Lienemann. Toujours présidente de la Fédération des coopératives HLM, l’ancienne ministre du Logement ne croit pas aux mesures de péréquation entre offices annoncées par le gouvernement : « Des usines à gaz ! » Elle accuse en revanche le projet du gouvernement d’être « un accélérateur d’inégalités ». En pénalisant « les organismes qui ont le plus de pauvres », il risque de pousser les bailleurs à « trier dans les locataires », ce qui « va défavoriser l’entrée des plus pauvres » dans le parc social.

Ils y seront d’autant plus enclins que l’amputation des recettes qu’ils perçoivent des loyers va mettre, faute d’un autofinancement suffisant, quelque 200 organismes dans le rouge. Pour pallier leurs difficultés de trésorerie, le gouvernement leur suggère deux pistes : vendre une part de leur patrimoine et/ou fusionner pour mutualiser. « Chaque année, 8 000 logements sociaux sont cédés, un volume insuffisant en raison d’une difficulté principale : la création d’une copropriété, a déclaré Julien Denormandie dans un entretien au Moniteur (3 octobre). Nous comptons donc faciliter l’acquisition d’immeubles par un tiers, lié à l’organisme HLM, dont le métier serait de gérer ces copropriétés. » Les conséquences de cette logique marchande sont connues : pour en tirer un bon prix, les offices vendent les meilleurs logements, ce qui aboutit à gentrifier les derniers quartiers mixtes de centre-ville ou proches des transports en commun. Soit ils se défaussent à prix cassés des moins bons, générant des copropriétés dégradées.

Autre piste avancée par Julien Denormandie : « 730 offices, c’est trop ! » « C’est une vieille lune de Bercy, s’agace Marie-Noëlle Lienemann. Ils veulent ce qui leur ressemble. » Pour Stéphane Peu, derrière cette recherche de concentration transparaît la logique cachée derrière le jeu de bonneteau sur les APL : « On crée trois ou quatre grands groupes qui récupèrent un patrimoine qui ne sera plus adossé ni aux territoires ni au 1 % et son paritarisme, et ensuite on ouvre le capital de ces groupes. » Cela peut faire la fortune d’actionnaires, moins les affaires des locataires.

[1] Aubervilliers, Épinay-sur-Seine, L’Île-Saint-Denis, La Courneuve, Pierrefitte-sur-Seine, Saint-Denis, Saint-Ouen, Stains et Villetaneuse.

[2] Le Monde, 20 octobre.

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