Entre vengeance et pardon, la Colombie et ses spectres

Dans le cadre de l’année France-Colombie, la compagnie Teatro Petra présente en France sa dernière création. Une subtile fable tragicomique pour un ex-seigneur de guerre et ses victimes.

Anaïs Heluin  • 8 novembre 2017 abonné·es
Entre vengeance et pardon, la Colombie et ses spectres
© PHOTO : Juan Antonio Monsalve

Depuis sa première édition en 2010, Sens interdits, à Lyon, s’est forgé une belle réputation de festival baroudeur, politique et citoyen. Sa cinquième édition, qui s’est tenue du 19 au 29 octobre avec 21 spectacles dans pas moins de 13 lieux culturels de l’agglomération, a été à la hauteur des attentes d’un public venu nombreux prendre des nouvelles des résistances théâtrales des quatre coins du monde, hélas rarement invitées sur nos scènes.

Avec la Russie, le Liban, la Syrie, la Roumanie ou encore le Kazakhstan, la Colombie était présente à Lyon dans le cadre de l’année France-Colombie. C’est là que l’on a pu découvrir la première française de Labio de liebre, du Teatro Petra, qui, dans le sillage des aventures fondatrices du théâtre moderne colombien dans les années 1960-1970, explore les réalités locales, avec ses violences et ses espoirs.

Bien que créée en 2015, la pièce semble avoir été écrite hier. Autrement dit, après l’accord de paix signé en septembre 2016 entre le gouvernement colombien et les Farc. Interprété par l’excellent Fabio Rubiano, également directeur de la compagnie, un ex-seigneur de guerre y purge dans un pays froid la peine de trois ans que lui ont value ses crimes. Dans un intérieur hyperréaliste – derrière la fenêtre, on voit jusqu’aux flocons qui n’en finissent pas de tomber –, ce tortionnaire non repenti du nom de Salvo Castello attend de pouvoir retrouver sa liberté et son pays. L’air d’un vieux pacha un peu négligé, il traîne une mine désœuvrée entre son petit poste de télé et son gros réfrigérateur, jusqu’à ce qu’une visite inattendue fasse basculer son quotidien solitaire dans le fantastique – et la pièce dans la fable burlesque, avec accents shakespeariens.

Teatro Petra interroge ainsi les séquelles laissées par cinquante-deux ans de guerre civile, sans verser dans le manichéisme qui menace toute mise en scène d’une confrontation entre victimes et bourreaux. Si Brecht, Grotowski et autres tenants de la distanciation sont passés par là, la compagnie fait preuve d’une manière bien personnelle de « négocier avec le réel ». Cela grâce à un humour coloré qui flirte avec le carnavalesque sans se laisser aller à des excès musicaux ou dansants. La seule cumbia que chante à plusieurs reprises la famille d’outre-tombe est toute saccadée. Comme si, dans le blanc pays où se situe la pièce, la musique nationale était placée sous le signe du doute. En attente de redevenir symbole de fête, de même que les masques d’animaux que portent parfois les revenants – le fils cadet, notamment, dont le bec-de-lièvre est exhibé dès le titre de la pièce.

Si Fabio Rubiano assume une bonne partie du grotesque et de la cruauté de Labio de liebre, les autres comédiens ne sont pas en reste. Le rire plus facile que les larmes, les spectres qu’ils incarnent oscillent entre divers registres de comique, du plus subtil à celui qui fait étalage de gags et de caricatures. Mais, derrière les manies virevoltantes de leurs ectoplasmes, Ana María Cuéllar, Biassini Segura, Jacques Toukhmanian et Marcela Valencia excellent à suggérer un poids tragique. Tandis que, gagné par le remords, Salvo Castello perd peu à peu de son assurance princière, ses victimes gagnent en humanité.

Chez Teatro Petra, le ludique est un seuil pour faire entrer l’horreur dans le champ de la pensée ; une fois cela fait, la farce peut cohabiter avec les questions complexes qu’elle a suscitées. Car il ne faut pas attendre de réponse de l’étrange huis clos. Fabio Rubiano et ses compagnons de scène semblent en effet destinés à errer longtemps encore entre leurs deux issues possibles : la vengeance et le pardon.

À l’heure où les démocraties européennes battent de l’aile, Labio de liebre nous parle avec force. À Lyon, le spectacle de la compagnie colombienne s’est d’ailleurs trouvé des parentés inattendues, notamment avec une pièce que l’on pourra revoir dans le cadre des Rencontres à l’Échelle, à Marseille [1] : Titre provisoire, de la comédienne et metteuse en scène libanaise Chrystèle Khodr et du metteur en scène syrien Waël Ali.

Créée à partir d’une cassette audio retrouvée par Chrystèle Khodr dans sa maison familiale à Beyrouth, cette performance documentaire donne une vision tout autre de l’exil, mais tout aussi riche. Et d’autant plus précieuse que rares sont encore les artistes syriens en exil à pouvoir créer en France. Sens interdits poursuit sa route. 

Labio de liebre, 9 et 10 novembre au Tandem, place du Barlet, à Douai (59), 09 71 00 56 78 ; du 16 au 18 novembre au Théâtre du Nord, à Lille (59) ; le 21 novembre à l’Atrium, à Dax (40).

[1] Du 15 au 26 novembre, www.lesrencontresalechelle.com

Théâtre
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