La crise catalane fissure la gauche espagnole

La déclaration d’indépendance du Parlement catalan débouche sur des élections régionales anticipées prévues en décembre dans un paysage politique en totale recomposition.

Laura Guien  • 1 novembre 2017 abonné·es
La crise catalane fissure la gauche espagnole
© photo : David Ramos/Getty Images/AFP

Il aura fallu moins d’une heure vendredi dernier pour ouvrir deux réalités politiques parallèles en Catalogne. Au lendemain d’une journée de grande tension, le Parlement catalan a finalement adopté le texte validant la proclamation d’une « république catalane, en tant qu’État indépendant et souverain, de droit démocratique et social ». Une déclaration d’indépendance votée à bulletin secret, validant ainsi le texte dans un hémicycle déserté par les 53 députés de l’opposition, avec 70 voix pour, 2 votes blancs et 10 contre. Moins d’une heure après, le Sénat espagnol, où le Parti populaire de Mariano Rajoy dispose d’une large majorité, validait l’adoption de la suspension de l’autonomie de la Catalogne avec l’appui des socialistes espagnols (PSOE) et de Ciudadanos (« nouvelle » droite centraliste). Encore jamais appliqué en démocratie espagnole, ce fameux article 155 de la Constitution le sera dans une version particulièrement pugnace. Il prévoit ainsi la destitution du gouvernement autonome de Catalogne et de son Parlement, ainsi que la convocation d’élections anticipées pour le 21 décembre.

Ces derniers mouvements politico-institutionnels s’illustrent comme l’une des phases terminales du « choc de trains » pressenti depuis les prémices du processus souverainiste catalan, et les réactions populaires qui se sont déroulées tout le week-end sont allées dans le sens de cette schizophrénie politique. Le soir du vote au Parlement catalan, les partisans de l’indépendance ont ainsi fêté la déclaration tant attendue dans une ambiance chaleureuse, mais non dénuée d’inquiétude. En effet, les épisodes de violences policières survenues le 1er octobre, jour du référendum, sont depuis lors un précédent traumatique dans le camp indépendantiste. L’autre face de cette réalité catalane se donnait à voir le dimanche dans une manifestation contre l’indépendance, convoquée par l’association unioniste Société civile catalane (SCC) pour exprimer son rejet de la déclaration votée par le Parlement de Catalogne. Bien que les nombreux participants de la manifestation, estimés à plus d’un million selon les organisateurs et ramenés à 300 000 par la police municipale, ne puissent être rapprochés de ces positionnements extrêmes, l’événement aura drainé une fois de plus des militants néofranquistes et des groupuscules violents d’extrême droite dans un cortège ouvert par les représentants locaux du Parti populaire, du Parti socialiste et de Ciudadanos, dont les députés nationaux ont appuyé le vote de l’article 155 en Catalogne.

Dans ce panorama aussi complexe et polarisé autour de la question indépendantiste, la position de ceux qui avaient jusqu’alors privilégié le dialogue semble difficilement tenable. De fait, Podemos traverse de nouveau une crise en relation directe avec les derniers épisodes catalans. À la suite d’une série de désaccords liés à la position du parti face au référendum catalan, Pablo Iglesias a décidé d’écarter Albano Dante Fachin de son poste de secrétaire général de la section catalane du parti (Podem), en convoquant un référendum interne autour d’une alliance avec la coalition locale Catalunya en Comú, dirigé par Ada Colau et Xavi Domènech, en vue de la formation d’une candidature commune en décembre en Catalogne. Cette décision, qualifiée de « 155 à l’intérieur de Podemos » par certains observateurs et militants, fait suite au refus de Dante Fachin d’engager Podemos dans les élections régionales catalanes convoquées par Rajoy. « Ce serait une énorme contradiction de dire un million de fois non au 155, et après de venir en courant participer à des élections comme s’il ne s’était rien passé », a déclaré le secrétaire général de Podemos en Catalogne. Une voix en faveur de la reconnaissance de l’indépendance catalane qui a trouvé un écho favorable dans le « secteur critique », le plus à gauche de Podemos, Anticapitalistas. Dans un communiqué émis lundi, ce dernier évoque une « nouvelle République catalane » ouvrant un processus constituant qui « rompt avec le régime de 78 ». Des termes qu’Iglesias a rapidement situés de « politiquement extérieurs à Podemos ».

Mais les plus grosses surprises de cette semaine surréaliste sont venues du bloc indépendantiste. Lundi matin, la présidente du Parlement, Carme Forcadell, a ainsi annoncé la destitution du gouvernement, se conformant de facto à l’appel électoral de Madrid. Les partis indépendantistes ERC et PDeCAT, chapelles respectives d’Oriol Junqueras, ex-vice-président de l’exécutif catalan, et de Carles Puigdemont, ont ainsi annoncé qu’ils se présenteraient également aux élections régionales de décembre. Même la CUP, extrême gauche anticapitaliste et indépendantiste, connue pour ses positionnements radicalement en faveur de l’indépendance unilatérale, a ainsi déclaré ne pas écarter l’hypothèse d’une participation.

Ces multiples décisions de concourir aux élections régionales ont précédé l’ultime rebondissement, annoncé alors que nous bouclons ce numéro : la présence de Carles Puigdemont en Belgique, pour y rencontrer Paul Bekaert, avocat spécialiste des questions d’extradition et d’asile politique, à la suite de la déclaration du procureur général espagnol José Manuel Maza de poursuivre les membres du gouvernement destitué pour « rébellion ». Un délit plus grave que celui de « sédition » évoqué dans un premier temps par le procureur, et pouvant conduire jusqu’à 30 ans d’emprisonnement. Bien qu’inattendus, ces derniers développements valident l’hypothèse que les réalités politiques parallèles ayant émergé avec la déclaration d’indépendance du 27 octobre n’ont pas fini de s’incarner en de multiples affrontements imbriqués : une bataille légale entre la justice espagnole et l’ancien gouvernement de Puigdemont, un éventuel déphasage de leadership dans le bloc indépendantiste entre un ex-président possiblement en exil et son numéro 2, Oriol Junqueras, resté en Catalogne. Enfin, une opposition dans le discours autour des prochaines élections régionales entre un camp unioniste dans lequel les socialistes se sont fondus, abandonnant actuellement du moins leurs promesses fédéralistes, et le bloc indépendantiste qui, face à l’absence de reconnaissance, risque comme en 2015 de transformer le scrutin en plébiscite pour la sécession, voire en processus constituant détourné. Une matriochka conflictuelle qui risque fort d’enfermer les différents protagonistes de cet échiquier politique ultra fragmenté dans des dimensions de plus en plus hermétiques.

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