Critique à cran

Après avoir incarné Serge Daney dans La Loi du marcheur, Nicolas Bouchaud endosse le rôle d’un autre critique dans Maîtres anciens, de Thomas Bernhard. Une performance tragicomique.

Anaïs Heluin  • 6 décembre 2017 abonné·es
Critique à cran
© photo : Jean-Louis Fernandez

Ébouriffé perpétuel, le sourire rêveur et le grand corps un peu penché vers le sol, Nicolas Bouchaud a toujours l’air de sortir d’une lecture. De continuer à être dans son salon tout en étant sur le plateau, imprégné par les personnages et les écritures fréquentés dans les livres. Dans le théâtre et à l’extérieur, de la même manière que le critique théâtral tel que le définit Bernard Dort, pour qui « toute parole sur le théâtre est en porte-à-faux. Il faut être dedans ou dehors ». Le dedans étant, selon lui, « la chaude intimité où matière et esprit confluent dans l’acte théâtral », et le dehors « la nuit noire du monde [1] ».

La proximité de sa pratique du théâtre avec l’activité critique n’a pas échappé au comédien. Tout en continuant de mettre son jeu si singulier au service de personnages majeurs du répertoire classique et moderne – en particulier dans les créations de Jean-François Sivadier –, Nicolas Bouchaud incarnait en effet le critique de cinéma Serge Daney dès son premier projet personnel, La Loi du marcheur (2010). Après Un métier idéal (2013), adapté de John Berger, et Le Méridien (2015), de Paul Celan (spectacles que l’on pourra revoir en mars et en avril 2018 au Théâtre du Rond-Point, de même que La Loi du marcheur), il endosse à nouveau un rôle de critique dans Maîtres anciens. Une brillante adaptation de l’avant-dernier roman de l’Autrichien Thomas Bernhard (1931-1989), qu’il signe avec ses complices : le metteur en scène Éric Didry et l’assistante à la création Véronique Timsit.

Nicolas Bouchaud opère avec le vieux Reger, le critique musical dont les pensées occupent le livre, comme avec Serge Daney. En prenant le public pour partenaire de la logorrhée et des troubles de son personnage. « J’ai fait de vous la victime de ma passion musicologique. Tout comme je fais d’ailleurs très souvent de votre personne la victime de mes passions musicologiques parce que je n’ai sous la main aucune personnalité qui s’y prête aussi bien », dit-il dès les premières minutes dans un souffle qui sera le sien jusqu’à la fin. Après quoi, avec une évidente délectation et un sens aigu du tragicomique, il se livre au jeu de massacre de son bonhomme, dont il nous dévoile peu à peu les bizarreries. La moindre n’étant pas de se rendre tous les jours, depuis trente ans, au Musée d’histoire de l’art de Vienne dans le seul but de s’asseoir sur une banquette en face de L’Homme à la barbe blanche du Tintoret. Non par goût pour ce tableau, mais au contraire par détestation particulière.

Tous les arts passent au crible de la parole fleuve de Bouchaud/Bernhard. La musique, bien sûr (Beethoven, par exemple, est d’un « sérieux proprement ridicule »), la peinture (non seulement Dürer a « mis la nature sur la toile et l’a tuée », mais il est un « précurseur du nazisme »), mais aussi le théâtre. Dans la bouche du comédien, l’avis du vieux Reger, selon qui « toutes ces pièces classiques ou modernes, soi-disant sublimes ou populaires », ne sont que du « ridicule théâtral et du kitsch pénible », sonne comme une provocation irrésistible.

Comme pour Bernard Dort – d’ailleurs contemporain de Thomas Bernhard –, parler d’art est, pour le grincheux personnage de Bernhard, une entreprise d’autant plus indispensable aujourd’hui qu’elle est « peut-être désespérée ». Et que, au prix de l’entre-deux parfois inconfortable qu’elle suppose, elle permet une liberté de pensée souvent mise à mal par ailleurs. Tout comme le théâtre lorsqu’il est pratiqué à la manière de Nicolas Bouchaud. Dans l’interrogation de chaque geste, mais aussi dans la sueur. Dans la joie du corps qui joue.

[1] Théâtres, Bernard Dort, Seuil, 1986.

Maîtres anciens, jusqu’au 22 décembre au Théâtre de la Bastille, 76, rue de la Roquette, 75011 Paris, 01 43 57 42 14. Également au Théâtre de Chelles (60) les 16 et 17 janvier et au Théâtre Garonne, à Toulouse (31), du 15 au 17 février.

Théâtre
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