Pierre Desproges : Sa hargne et son courroux

Desproges par Desproges se veut la première somme autour de l’humoriste disparu en 1988, nourrie d’archives inédites.

Jean-Claude Renard  • 6 décembre 2017 abonné·es
Pierre Desproges : Sa hargne et son courroux
© photo : Collection particulière

On aurait pu s’attendre à une énième compilation, jusqu’à la publication des notes de blanchisserie, une réédition exploitant un filon déjà bien entamé autour de la figure et des écrits de l’humoriste. Il n’en est rien. Ce Desproges par Desproges est une somme conséquente, retraçant un itinéraire de façon thématique et plus ou moins chronologique, sous la houlette de sa fille Perrine (aux Éditions du Courroux, cofondées par elle, clin d’œil au « Tribunal des flagrants délires »). D’où la masse importante d’archives familiales inédites.

Si la dernière période de la vie de Pierre Desproges (1939-1988) reste la plus connue, on trouve dans ces trois cent quarante pages la genèse d’un individualiste sociable, gourmand, cyclothymique, inquiet. Avec une enfance passée notamment chez ses grands-parents, à Châlus, en Haute-Vienne, en pantalons de golf et chaussettes écossaises, habillé en Tintin à l’heure où « les premiers parvenus portaient des blue-jeans ». À 15 ans, il suit son père, enseignant, au Laos pour une année scolaire, puis deux autres en Côte d’Ivoire. Déjà, il se distingue par ses petits talents en français, son plaisir des mots, son refus catégorique des maths. Il est collé à son deuxième bac, s’inscrit dans une école de kinésithérapie pour retarder son service militaire, qu’il effectuera d’Épinal en Algérie – motivant plus tard son antimilitarisme.

Desproges est guitariste à la petite semaine, « recopieur » d’adresses sur enveloppes, directeur commercial d’une société qui vend des poutres en polystyrène, vendeur d’assurances vie, enquêteur pour l’Ifop, rédacteur pour un magazine médical, avant « d’entrer en écriture, comme on dit entrer en religion »

Très tôt tombe le besoin « d’iconoclastie salace et d’irrespect fondamental », conjointement à « l’horreur d’avoir grandi à une époque où la mort était industrialisée, selon des critères raciaux et religieux ». D’où la nécessité d’user de provocation pour explorer les sujets les plus graves. Non sans conséquences, car, « dès qu’on touche au second degré, on fait de la peine aux imbéciles du premier ».

Tout un art que Desproges exprime à L’Aurore et à Paris-Turf, dès 1969, en détournements désopilants de dépêches, prompt à réagir sur les chiffres, les sondages absurdes, les faits divers ballots, de vols de cuivre en monstre du Loch Ness touché par la pollution, traitant avec « sa plume mercenaire les chiens écrasés et les chats noyés avec une pointe d’ail ». Question d’imagination. Cette imagination foisonnante qu’on retrouve dans son salon où, sur une huile grand format représentant un nu féminin lascif, il fait graver au BHV : « L’Assomption d’Eva Braun, A. H., 1889-1945 ? ». Ou encore dans ses fausses correspondances, à partir de documents authentiques, entre Himmler et Landru ou Napoléon et son tailleur.

D’un texte à l’autre, se croisent les influences de Vialatte et de Kafka, se déploie un travail de styliste, sculpteur de la phrase et fin dribbleur de mots, choisis selon leur texture et leurs saveurs. Des bijoux qu’on découvre ici, comme d’autres, le plus souvent inédits : lettres manuscrites à ses parents et à ses amis, collages, dessins, croquis, articles publiés dans différents journaux (L’Événement du Jeudi, Pilote, Cuisine et Vins de France, Charlie Hebdo, Le Nouvel Observateur), photographies, entretiens radio et télé, reportages et réquisitoires, ébauches diverses, conférences de presse, jusqu’à ses participations à « L’île aux enfants » ou à la première partie de Nicole Croisille, intervenant entre chaque numéro de clowns et d’illusionnistes.

À côté du Desproges que l’on connaît, maniant la cuillère à pot aussi bien que le paradoxe, encenseur de la gaudriole, doué d’un verbe chargé de rameaux allègres, gouverné par la volonté de poétiser le quotidien, on décèle aussi, dans cet ouvrage qui ne cède pas à l’hagiographie, une femme, la sienne, Hélène (décédée en 2012), contribuant à faire de l’humoriste un véritable auteur et un personnage rapidement exacerbé, qu’il convient de ne pas trop emmerder, suffisamment tordu pour éprouver « une satisfaction orgasmique à ne pas être compris ». Mais qui avait déjà tout pigé du devenir de l’humour à « une époque ramollie où tout le monde a peur, a honte, se censure », anticipant la bonne question : qu’est-ce qui serait accepté, voire tolérable, ou attaqué en diffamation dans le discours de Desproges aujourd’hui ?

Desproges par Desproges, sous la direction de Perrine Desproges et de Cécile Thomas, Éd. du Courroux, 340 p., 39 euros.

Littérature
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