Catalogne : Au bout de l’impasse

Entre un Carles Puigdemont seul candidat à sa propre succession et un Mariano Rajoy inflexible, le blocage est désormais total. Avec des conséquences dramatiques pour la gauche catalane.

Laura Guien  • 24 janvier 2018 abonné·es
Catalogne : Au bout de l’impasse
© photo : Jonathan NACKSTRAND/AFP

Ni son départ en Belgique ni les charges qui pèsent contre lui en Espagne n’auront réussi à écarter Carles Puigdemont de sa propre succession. Après une semaine chargée de doutes quant à cette éventualité, Roger Torrent, fraîchement élu président du Parlement catalan et issu des rangs de la gauche républicaine indépendantiste d’ERC, a finalement proposé lundi dernier la candidature du leader de la coalition Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne), en qualité de « candidat unique », à la présidence de la Généralité de Catalogne.

Une nomination qui fait suite à l’accord passé entre ERC et Junts per Catalunya, les deux grands piliers de l’indépendantisme catalan, lesquels s’étaient pourtant présentés séparément lors du scrutin du 21 décembre 2017, tenu dans un contexte de suspension de l’autonomie de la région. « Je suis au courant de la situation personnelle et judiciaire de Carles Puigdemont et de sa légitimité absolue à être candidat », a ainsi déclaré lundi le nouveau président du Parlement. Avant d’appeler Mariano Rajoy « à dialoguer sur la situation anormale que vit le Parlement ».

Roger Torrent faisait ainsi référence au blocage politique et juridique inédit que traverse la région. Dans un échiquier politique plus que jamais polarisé, le camp indépendantiste, composé de la coalition de Carles Puigdemont, d’ERC et des anticapitalistes de la CUP, est arrivé en tête aux dernières élections convoquées par Madrid. Mais les indépendantistes, qui ont remporté 70 sièges sur 135, se heurtent à des écueils de taille pour gouverner. Poursuivis pour « rébellion, sédition et malversation », à la suite de l’organisation du référendum, déclaré illégal, du 1er octobre, cinq de leurs députés, dont le vice-président du gouvernement destitué, Oriol Junqueras, leader d’ERC, sont toujours maintenus en détention préventive par la justice espagnole. Carles Puigdemont ainsi que deux des membres de son gouvernement demeurent quant à eux en exil.

Le résultat du dernier scrutin catalan, plaçant contre toute attente la coalition de Puigdemont en tête du bloc indépendantiste majoritaire, n’a suffi en rien à infléchir la position du chef de l’État, Mariano Rajoy, ni même permis de négocier l’arrêt des poursuites contre Puigdemont. Son retour en Espagne, afin de briguer une investiture à laquelle il peut démocratiquement prétendre, continue donc d’être assorti d’une mise en détention automatique. Investiture à distance par vidéo-conférence, appel à l’immunité parlementaire : la totalité des propositions de Junts per Catalunya pour permettre de débloquer l’investiture, jusqu’ici soutenue par son indispensable partenaire ERC, a déclenché un tollé chez les opposants à l’indépendance, représentés par les socialistes catalans du PSC, le Parti populaire et son virulent compétiteur de droite libérale, Ciudadanos.

Se rangeant à l’avis des juristes du Parlement catalan, l’ensemble du « bloc constitutionnel », également appuyé en ce sens par En Comú Podem (En commun, nous pouvons), la coalition régionale de Podemos, a ainsi déclaré qu’une « investiture à distance » ne pouvait être acceptée. Face à cette hypothèse, Mariano Rajoy, comme à son habitude, a durci le ton, menaçant de prolonger la mise sous tutelle de la Catalogne en cas de tentative d’élection « télématique » de Puigdemont. De son côté, le parquet général a réagi sévèrement quant à l’évocation de l’immunité parlementaire de Puigdemont : « Immunité ne signifie pas impunité », a répondu en substance l’instance judiciaire.

Ces dernières passes d’armes légales, ainsi que le rangement du bloc indépendantiste derrière Carles Puigdemont, ont eu tendance à faire écran à l’autre marqueur fondamental de la crise catalane : l’extrême hétérogénéité du bloc indépendantiste. Comme le rappelle le politologue Ignacio Jurado : « Investir Puigdemont n’était pas une option de départ pour la gauche républicaine d’ERC. Mais, face à son électorat qui soutient cette option, le parti de Junqueras ne peut pas s’y opposer tout de suite. » En effet, si la suspension de l’autonomie par Madrid et les dernières élections catalanes n’ont en rien résolu la crise territoriale, elles ont en revanche renforcé le leadership de Puigdemont au sein du bloc indépendantiste. À ce sujet, une enquête réalisée avant la campagne catalane de décembre montrait que les votants d’ERC affichaient une quasi-préférence pour une présidence incarnée par Puigdemont plutôt que par le leader de leur propre parti, Oriol Junqueras.

Plus étonnant, la popularité de Puigdemont est encore plus importante au sein de l’électorat du parti d’extrême gauche séparatiste de la CUP, lequel, malgré son nombre réduit de sièges au Parlement (4 sur 135), demeure un partenaire essentiel à la constitution de la majorité indépendantiste. Or, près de 45,5 % des votants de cette formation, qui prône une indépendance unilatérale de la région, sont favorables à un nouveau mandat de Puigdemont, pourtant issu de la droite libérale.

Face à lui, Oriol Junqueras, chef de file de la gauche républicaine, n’obtient que 28,6 % des préférences de cet électorat anticapitaliste. « La logique de la restitution de Puigdemont est devenue plus puissante que la proximité programmatique ou idéologique au sein du bloc indépendantiste », synthétise Ignacio Jurado. Pour la gauche républicaine d’ERC, renoncer à une investiture de Puigdemont avant que le gouvernement espagnol ne fasse tout pour s’y opposer semble très peu probable. « Une seconde option via la proposition d’un nouveau candidat ne pourra se faire que lorsqu’il sera tout à fait évident que l’investiture de Puigdemont est impossible », conclut Ignacio Jurado.

Dans ce contexte, le déplacement, lundi 22 janvier à Copenhague, du président destitué pouvait ressembler à une mission martyre susceptible de conduire ce dernier à une incarcération. Mais ce premier voyage hors de Belgique, où un premier mandat d’arrêt européen émis par la Cour suprême espagnole avait déjà été abandonné, s’est soldé par le refus du juge Llaneras d’en émettre un nouveau auprès des autorités danoises.

Reste que, dans ce maelström politico-judiciaire sans cesse alimenté, l’objectif de la séparation avec l’Espagne semble être passé au second plan. Seule la CUP, extrêmement minoritaire, continue de l’évoquer clairement. « La CUP maintient son exigence d’indépendance unilatérale, mais ne fait aucune proposition concrète. C’est très ambigu », analyse Josep Maria Antentas, professeur de sociologie à l’université de Barcelone. Pour ce collaborateur régulier de la revue communiste Contretemps, les stratégies à l’œuvre aujourd’hui en Catalogne dévoilent une profonde crise de perspective, tant au sein du bloc indépendantiste que du côté de l’État central : « Madrid a été assez fort pour paralyser le mouvement indépendantiste, mais pas pour le tuer. De plus, le Parti populaire est sorti perdant des élections face à Ciudadanos. Un nouveau scrutin ne l’intéresse pas. »

Nouvelles élections, investiture au forceps de Puigdemont, stratégie d’incapacité destinée à investir un nouveau candidat indépendantiste : en marge de l’opposition entre pro et anti-indépendance, pas une de ces options ne semble favorable à une gauche fortement amoindrie par la crise catalane. « La gauche en Catalogne s’est retrouvée avec une partie intégrée au mouvement indépendantiste, et l’autre complètement à l’extérieur. Elle a subi une division profonde, et personne n’a su articuler ces deux pôles et accompagner ses bases revendicatives », constate Josep Maria Antentas. Un avis partagé par Thomas Jeffrey Miley, professeur de sociologie politique et spécialiste de l’indépendantisme, plus critique encore quant aux conséquences du dernier scrutin catalan : « La droite libérale de Puigdemont s’est bien renforcée. Ciudadanos est encore bien plus puissant qu’avant. Avec cette dernière étape du processus indépendantiste, la gauche a bel et bien perdu, tant au niveau national que régional. »

Monde
Temps de lecture : 7 minutes

Pour aller plus loin…

Droit international : quand règne la loi du plus fort
Monde 9 juillet 2025 abonné·es

Droit international : quand règne la loi du plus fort

Les principes du droit international restent inscrits dans les traités et les discours. Mais partout dans le monde, ils s’amenuisent face aux logiques de puissance, d’occupation et d’abandon.
Par Maxime Sirvins
Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

Le droit international, outil de progrès ou de domination : des règles à double face

Depuis les traités de Westphalie, le droit international s’est construit comme un champ en apparence neutre et universel. Pourtant, son histoire est marquée par des dynamiques de pouvoir, d’exclusion et d’instrumentalisation politique. Derrière le vernis juridique, le droit international a trop souvent servi les intérêts des puissants.
Par Pierre Jacquemain
La déroute du droit international
Histoire 9 juillet 2025 abonné·es

La déroute du droit international

L’ensemble des normes et des règles qui régissent les relations entre les pays constitue un important référent pour les peuples. Mais cela n’a jamais été la garantie d’une justice irréprochable, ni autre chose qu’un rapport de force, à l’image du virage tyrannique des États-Unis.
Par Denis Sieffert
Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »
Entretien 2 juillet 2025 abonné·es

Yassin al-Haj Saleh : « Le régime syrien est tombé, mais notre révolution n’a pas triomphé »

L’intellectuel syrien est une figure de l’opposition au régime des Assad. Il a passé seize ans en prison sous Hafez Al-Assad et a pris part à la révolution en 2011. Il dresse un portrait sans concession des nouveaux hommes forts du gouvernement syrien et esquisse des pistes pour la Syrie de demain.
Par Hugo Lautissier