Emmanuel Finkiel : « Je voulais faire entendre la musique de Duras »

Emmanuel Finkiel expose ici comment il a adapté ce texte immense qu’est La Douleur et explique ses choix de mise en scène.

Christophe Kantcheff  • 17 janvier 2018 abonné·es
Emmanuel Finkiel : « Je voulais faire entendre la musique de Duras »
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Depuis le splendide Voyages (1999), son premier long métrage, Emmanuel Finkiel trace un parcours de cinéaste à la fois singulier et cohérent, qui met en résonance le passé et le présent. Le voici aujourd’hui à la rencontre de Marguerite Duras, avec La Douleur.

L’éditeur de La Douleur est mort brutalement il y a quelques jours. Que vous inspire le nom de Paul Otchakovsky-Laurens [1] ?

Emmanuel Finkiel : Quand il était président de la commission de l’avance sur recettes, au Centre national du cinéma, Paul Otchakovsky-Laurens, a contribué à ce que j’obtienne l’avance pour mon film précédent, Je ne suis pas un salaud. Il n’était pas évident d’emblée que l’écriture de ce film, qui n’a pas toujours été bien reçu, ne lui semble pas indigeste. Mais la malédiction du personnage, qui nous renvoie une image inconfortable de nous-mêmes, l’a intéressé.

Plus généralement, on mesure ce que cet éditeur a permis de faire lire aux gens. Il y avait chez lui une indépendance et un raffinement de point de vue exceptionnels. J’aurais aimé qu’il voie mon adaptation de La Douleur.

On ne peut lire La Douleur sans penser à L’Espèce humaine, le livre que Robert Antelme, l’époux de Marguerite Duras, a écrit sur son expérience des camps, et qu’elle évoque d’ailleurs rapidement. Voyez-vous un lien entre ces deux immenses textes ?

En travaillant sur le texte de La Douleur, j’ai acquis la conviction que Marguerite Duras a cherché à fournir une sorte de contrechamp à L’Espèce humaine, un contrechamp sur ceux qui ne sont pas allés dans les camps mais qui attendaient. Comme si elle avait voulu, elle aussi, imprimer sa marque, en tant qu’écrivain, sur cette époque et ces événements.

Outre qu’il peut être impressionnant par l’importance qu’il a prise, ce texte, a priori, ne recèle pas une dramaturgie forte, puisqu’il s’agit d’une attente en quasi-huis clos. Dès lors, comment le film vous est-il apparu au début ?

En réalité, Marguerite Duras a construit une dramaturgie très précise. Par exemple, juste avant qu’elle apprenne que Robert est vivant, il y a tout un développement où la narratrice l’imagine mort. Bien sûr, cette dramaturgie s’appuie beaucoup sur des pensées intérieures, ce qui n’est pas le cas au cinéma. Donc, pour répondre à votre question, je ne pars pas de la grande idée ou du thème qu’il faut servir. Les bonnes idées ne viennent pas par la raison ou l’intellect. Avant de me poser des questions de construction du récit, je me suis laissé pénétrer par les mots de La Douleur, et j’ai été attentif à ce qu’ils m’évoquaient, aux images qui me venaient. Cela relève de la rêverie poétique. Aussi, quand j’ai écrit le scénario, la mise en scène, sur le papier, était quasiment faite.

Le film fait largement entendre le texte, par la voix off de Mélanie Thierry, qui joue Duras. Comment avez-vous fait pour intégrer ces voix off ?

J’ai toujours trouvé le off dangereux : c’est trop souvent une solution de facilité du point de vue du récit, et c’est très exigeant pour le spectateur – même si on a placé beaucoup de silences entre les phrases. C’est venu en plusieurs temps. J’avais dès le départ l’idée de faire entendre la musique de Duras – c’est l’une de ses forces. Dans le scénario, il y avait trois moments seulement de voix off : le préambule, au milieu et à la fin. C’est en enregistrant la première fois avec Mélanie Thierry, dont la voix n’appartient qu’à elle mais qui parfois rappelle étrangement celle de Duras, que j’ai eu envie d’en mettre davantage. Au montage, j’ai continué à en ajouter.

Par ailleurs, j’ai souhaité que cette voix off évolue, change de statut. De voix intime, qui est là seulement pour réceptionner ce que le personnage ressent, elle se transforme en quelque chose qui ressemble à une écriture, à travers ce que Marguerite note à l’intention de son mari quand il sera de retour. Enfin, on commence à sentir dans cette voix ce qui va devenir un projet littéraire. Il y a un cheminement du statut de cette voix off, entre pensées intimes et langue de l’écrivain.

Alors que vous montrez le corps de déportés qui sont recueillis à l’hôtel Lutetia, vous avez choisi de ne pas montrer Robert Antelme quand il revient du camp de concentration. Pour quelle raison ?

Derrière le mot « déportés », il y a une multitude de cas. Ceux qui sont arrivés à l’hôtel Lutetia, c’est qu’ils pouvaient revenir. En revanche, pour d’autres, quand les camps ont été libérés, cela n’a rien changé parce qu’ils étaient sur le point de mourir. Et on les a laissé mourir. Pour plusieurs raisons : notamment parce qu’ils étaient hautement contagieux, et aussi parce que l’infrastructure sanitaire qu’il aurait fallu mettre en œuvre pour les sauver était trop considérable.

Dans le fantasme du début du film, Antelme revient comme un prisonnier. Après, il aurait pu revenir avec les déportés et faire partie de ces gilets rayés. Mais non. Il y a une autre étape encore. Celle de ceux qui ne sont pas revenus – n’oublions pas qu’Antelme a été recherché spécifiquement et qu’il a pu revenir grâce à un concours de circonstances. Sans cela, il serait mort.

Donc, dès le moment où j’ai décidé de réaliser cette adaptation, je savais que je ne montrerais pas son corps après le camp. Or, le retour d’Antelme, la description clinique que Marguerite Duras donne de l’état de cet homme en phase quasi terminale, est une des parties majeures de son récit. Mais comment le représenter au cinéma ? En demandant à un comédien de devenir maigre ? Vous filmez un comédien qu’on a fait maigrir. En ayant recours aux artifices numériques ? Éthiquement, c’est douteux. J’ai cherché à donner l’impression de l’état dans lequel Robert Antelme se trouve, à ce que petit à petit le spectateur puisse imaginer un corps.

Que pensez-vous de l’attente torturée de Marguerite et de sa réaction face au retour imminent de son mari ?

Marguerite a la tentation de penser que son attente serait moins intolérable si elle souffrait elle-même. Et le fait de fréquenter les restaurants de marché noir, dans le luxe, au contact de ce flic collabo, interprété par Benoît Magimel, fait naître en elle une forme de culpabilité, peut-être même de la honte, un sentiment qui est au centre de l’œuvre de Duras. En revoyant Hiroshima mon amour, je me suis dit que, peut-être, le vrai thème du film n’était pas la grande faute de l’humanité d’avoir lâché les bombes, mais la honte du personnage féminin qui, pendant la guerre, a eu des relations avec un sous-officier allemand, dont on montre les images d’elle tondue, s’arrachant les ongles sur les murs de la cave où elle a été enfermée à la libération.

En fait, je pense que ce n’est pas Antelme que Marguerite attend, mais une idée. Or, si une personne vient incarner cette idée, elle est presque de trop. Parce qu’elle ne peut être à la hauteur. C’est horrible, mais c’est comme cela.

Le fait que Marguerite veuille se séparer de son mari – ce qu’elle va lui dire plus tard – peut aussi heurter…

Quand j’ai lu La Douleur pour la première fois, j’avais 19 ans, et cela m’avait totalement mis à terre, parce que cela touchait en moi quelque chose de très personnel. Pendant toute mon enfance, j’avais entendu parler des disparus, ces très chères personnes disparues. Elles étaient chéries, et leur absence presque sanctifiée. Que, dans un récit, ces personnes-là reviennent et qu’on ne les aime plus, cela m’avait paru d’une violence extrême. Mais ce n’était pas un jugement moral que je portais sur Duras. Aujourd’hui, cette violence que je ressentais s’est dissipée.

À la Libération, on sent une forte désillusion de Marguerite Duras, qui constate que l’État gaullien préfère l’oubli…

Oui. Le couvercle a été mis au nom de l’unification des Français, lesquels étaient au bord de la guerre civile, me semble-t-il. Dans La Douleur, il y a beaucoup de pages consacrées au rapport entre la parole officielle, représentée par le général de Gaulle, et la parole individuelle des anonymes en souffrance, qui n’est pas du tout prise en compte par l’État. Marguerite Duras et plus encore ses compagnons à cette époque étaient communistes. La France qui se dessinait ne leur plaisait pas du tout.

Quand elle est entourée de collabos, Duras dit : « Je suis d’un autre pays qu’eux. Je suis de la France. » Or, la France du général de Gaulle ne sera pas non plus la sienne…

Oui. Elle s’y sent étrangère. Ce qui donne ce sentiment d’être des laissés-pour-compte à tous ceux dont on ne s’occupe ni de la mémoire, ni de la peine, ni des sacrifices qu’ils ont consentis.

Mais, si Duras éprouve un réel sentiment de trahison, ce serait exagéré de penser qu’il y a un dégoût équivalent chez elle vis-à-vis de la France collaborationniste et de celle de De Gaulle.

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