« La Douleur », d’Emmanuel Finkiel : La force de la fragilité

Emmanuel Finkiel livre une adaptation à la fois fidèle et particulière, servie par des acteurs incarnés et sensibles.

Christophe Kantcheff  • 17 janvier 2018 abonné·es
« La Douleur », d’Emmanuel Finkiel : La force de la fragilité
© photo : DR

Robert Antelme a été arrêté le 1er juin 1944 et déporté dans un camp de concentration, dont il est revenu en mai 1945 dans un état de faiblesse absolue. Il faisait partie d’un réseau de résistance, tout comme son épouse, Marguerite Duras, qui a relaté dans La Douleur, paru en 1985 chez P.O.L., cette période à partir de son point de vue. Emmanuel Finkiel en donne une adaptation à la fois fidèle et particulière. Particulière, parce qu’il s’est interdit de montrer le corps de Robert Antelme à son retour de Dachau – et donc de traiter la phase progressive de son rétablissement. Antelme est « réduit à [un] déchet », écrit Duras. Où l’on touche ici à la question de l’irreprésentable, que tous les cinéastes devraient considérer, et à laquelle s’est confronté Emmanuel Finkiel dès son premier long métrage, Voyages, affirmant d’emblée une éthique du regard sans concession.

Particulière aussi parce que le cinéaste, attentif au fait que La Douleur participe d’un diptyque avec un autre texte, Monsieur X., dit ici Pierre Rabier, dont l’action se situe quelques jours après l’arrestation de Robert Antelme, a intégré celui-ci à son adaptation, rétablissant l’ordre chronologique.

Dans la première partie de La Douleur, le film, Marguerite (Mélanie Thierry) fréquente donc un agent de la Gestapo (Benoît Magimel), responsable de l’arrestation d’Antelme. Jouant tous deux au chat et à la souris, cherchant à se soutirer l’un l’autre des renseignements, ils mènent une partie déséquilibrée et particulièrement risquée pour Marguerite. Formidable idée que d’avoir confié le rôle de Rabier à Benoît Magimel. Le comédien, d’une sensibilité extrême, ne cherche pas à dédouaner le salaud qu’il interprète mais lui confère une fragilité, un désordre intérieur à fleur de peau. Ce qui n’est pas incompatible. Au contraire, le personnage apparaît ainsi d’autant plus dangereux. En face, Marguerite fait preuve d’une grande ténacité et va même jusqu’à renverser le rapport de force quand la situation devient critique pour l’occupant.

La seconde partie est avant tout le récit d’un repli sur soi. Marguerite est comme une exilée dans cette France libérée et gaulliste. Outre Dionys (Benjamin Biolay), qui l’aime et la soutient, Mme Katz (émouvante Shulamit Adar, déjà vue dans Voyages) est la seule personne avec laquelle Marguerite entre en empathie. Mme Katz, attendant l’improbable retour de sa fille des camps de la mort, a repassé toutes les affaires de celle-ci et fait ressemeler ses souliers. Tout est prêt, au bout de cette croyance indestructible que sa fille va réapparaître.

Outre les nombreux extraits du texte qu’elle dit en off, peuplant le film d’une pensée libre et crue – celle de Duras –, Mélanie Thierry incarne son personnage avec une puissance inouïe. Elle l’entraîne vers un état limite, quasi mystique, au-delà de l’amour, Marguerite étant gagnée par cette obsession que la disparition de son propre corps pourrait sauver la vie de son mari. Si la récurrence des flous suggère l’hyper-subjectivité du personnage, la focalisation sur Marguerite, et par là même sur le visage tantôt obstiné tantôt ravagé de Mélanie Thierry, donne à voir comment une comédienne peut entrer intimement non seulement dans la peau d’une auteure mais surtout de son œuvre. C’est tout simplement magnifique et, en soi, bouleversant.

La Douleur, Emmanuel Finkiel, 2 h 06. Sortie le 24 janvier

Littérature
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