Une hécatombe ouvrière

Au moins 130 000 morts par an du fait de la négligence patronale.

Thomas Coutrot  • 10 janvier 2018 abonné·es
Une hécatombe ouvrière
© photo : FRANK PERRY / AFP

Environ 1,3 million d’Européens meurent chaque année du cancer. L’Institut syndical européen (Etui) vient de publier « The cost of occupational cancer in the EU 28 », un remarquable rapport à retrouver en ligne (www.etui.org.fr), qui évalue en détail la responsabilité du travail dans ces décès. Les cancers d’origine professionnelle, c’est-à-dire engendrés par des facteurs de risque rencontrés par une personne pendant l’exercice de son métier, représentent 8 à 12 % du total, selon les estimations scientifiques officielles, probablement sous-évaluées. Soit au moins 130 000 morts par an du fait de la négligence patronale et des lacunes de la prévention.

Ce seul chiffre devrait susciter un scandale continental. D’autant que ces 130 000 décès pourraient être évités. En effet, ils sont en lien avec des produits parfaitement identifiés : les gaz d’échappement diesel, le travail de nuit, les poussières de bois, les fumées de soudage, les huiles minérales, la silice, l’amiante… Autant de nuisances dont on sait exactement comment procéder pour en préserver les travailleurs, avec des protections individuelles (masques, gants…) et collectives (ventilation, captation à la source, etc.), ainsi que des politiques de substitution : par exemple, remplacer un produit dangereux par une matière inoffensive.

Le scandale tient donc au fait que ces décès sont pour la plupart évitables. Ainsi, le travail de nuit est un facteur prouvé de déclenchement du cancer du sein : admettons qu’on ne puisse l’éliminer dans la police ou les hôpitaux, mais pourquoi est-ce dans l’industrie qu’il s’est le plus développé au cours des dernières décennies, en particulier pour les femmes ? Pour répondre à la logique du profit, évidemment. Surtout, pour la plupart des produits, il existe des outils de prévention efficaces : seuls l’ignorance des employeurs ou leur refus de financer les équipements nécessaires peuvent expliquer ce massacre permanent.

Le scandale est renforcé par de colossales inégalités. En France, les ouvriers représentent 23 % des salariés, mais 70 % de ceux exposés à des agents cancérogènes. Autrement dit, il y a fort à parier que plus des deux tiers des 130 000 victimes annuelles font partie de la catégorie ouvrière. C’est objectivement scandaleux, mais cela suscite moins d’indignation médiatique que s’il s’agissait de cadres, de professeurs d’université ou de journalistes…

Une réserve, toutefois : pourquoi, dans ce rapport, mettre en avant des « coûts » exorbitants mais qui n’ont guère de sens ? En effet, selon l’Etui, « la facture se monte entre 270 et 610 milliards d’euros chaque année, ce qui représente de 1,8 % à 4,1 % du produit intérieur brut de l’Union européenne ». Mais, pour l’essentiel (à 90 %), ces chiffres résultent du nombre de morts multiplié par une prétendue valeur monétaire de la vie humaine, fixée par des calculs économiques douteux à 4 millions d’euros !

Pourquoi communiquer autant sur une « facture de 610 milliards » que sur une hécatombe de 130 000 morts ? Comme le soulignait Jean Gadrey en 2015 sur son blog (Alternatives économiques.fr), quel est l’intérêt de valider cette très contestable monétarisation de la vie humaine ? Peut-être parce que les salarié.e.s et citoyen.ne.­s se mobiliseraient plus facilement en défense de la vie que pour économiser des milliards.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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